Quelles solutions pour stabiliser Cabo Delgado ?
Bien qu’il s’agisse d’un bon début, le soutien régional incarné par le déploiement militaire de la Communauté de développement de l’Afrique australe au Mozambique est loin d’être suffisant.
Publié le 27 mai 2021 dans
ISS Today
Par
Jakkie Cilliers
président du Conseil d’administration de l’ISS responsable de programme, Afriques futures et innovation
La province de Cabo Delgado, dans le nord du Mozambique, se trouve aujourd’hui plongée dans une crise sécuritaire qui polarise l’attention de la communauté internationale. Au-delà de menacer la vie de dizaines de milliers de personnes, l’insurrection qui a déstabilisé la zone pourrait compromettre les investissements directs étrangers dans des projets d’infrastructures de grande envergure, notamment d’exploration et d’exploitation minière, et ce, dans toute l’Afrique australe.
Le conflit tire son origine d’un enjeu de gouvernance impliquant de graves allégations de corruption au sein du parti au pouvoir, le Front de libération du Mozambique (FRELIMO). La mauvaise gouvernance et le manque d’intervention de l’État ont attisé l’hostilité de la population locale et laissé place à un vide sécuritaire.
L’insurrection risque de raviver des problèmes sociaux anciens, des rivalités ethniques et l’insatisfaction profondément ancrée des Mozambicains à l’égard du FRELIMO. Si les membres de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) et d’autres pays peuvent aider le Mozambique, il n’est pas en leur pouvoir de s’attaquer aux racines du problème.
La stabilisation du nord du Mozambique nécessite une stratégie axée sur la population plutôt que sur la sécurité, abordant de front les aspects sécuritaires, humanitaires, politiques, économiques, sociaux et religieux de l’insurrection. Le déploiement d’une telle stratégie passe par la mise en place d’un organe gouvernemental central qui puisse instaurer une approche interinstitutionnelle et déployer une intervention concertée à l’échelle nationale.
À courte échéance, il est impératif de juguler les attentats des extrémistes violents et de chasser ces derniers des zones qu’ils occupent, telles que le port stratégique de Mocímboa da Praia. Une aide considérable doit être apportée de toute urgence afin de faire face à la tragédie humanitaire provoquée par les récentes attaques qui ont entraîné le déplacement de 30 500 personnes. Le bilan du conflit se chiffre déjà à 2 838 morts, dont 1 500 parmi la population civile, et plus de 700 000 personnes déplacées.
La mauvaise gouvernance et la non-intervention de l’État ont attisé l’hostilité de la population locale et laissé place à un vide sécuritaire
Afin de restaurer la sécurité dans la zone, le gouvernement mozambicain doit commencer par dresser un état des lieux détaillé des financements, des sources d’approvisionnement en armes, des collaborateurs et partisans locaux, ainsi que des liens extérieurs dont bénéficient les insurgés. Il est indispensable d’instaurer dans le nord du pays un centre de renseignements, de maintien de l’ordre et d’opérations fonctionnant 24 heures sur 24 et alimenté en continu par les informations de systèmes de surveillance terrestre, maritime et aérienne. L’équipe technique de la SADC recommande d’ailleurs la mise en place d’un mécanisme de coordination régionale et d’un centre conjoint de fusion des renseignements.
Le partage de renseignements entre les États membres de la SADC et d’autres pays ayant une présence navale dans le canal du Mozambique est en effet essentiel. À terme, des technologies telles que les drones et la surveillance par téléphone portable seront utiles, mais la priorité immédiate est à l’établissement d’un réseau de renseignements capable de fournir des informations en continu sur l’évolution de la situation locale, l’arrivée de nouvelles personnes dans les villages et les villes, ainsi que les menaces extérieures potentielles. Sans renseignements et sans une compréhension approfondie du contexte, il ne sera pas possible d’assurer la sécurité et le développement de la zone.
Le Mozambique a besoin d’une force de sécurité (police et armée) stationnée à Cabo Delgado qui puisse se déplacer rapidement par voies terrestre, aérienne ou maritime dans toute la région et le long de la frontière tanzanienne. Ces forces de sécurité doivent également effectuer des patrouilles et sécuriser le littoral.
C’est sur cet aspect que l’appui du contingent armé envisagé par la SADC pourrait être déterminant, à condition que les troupes soient formées et préparées à des opérations non conventionnelles, qu’elles respectent une doctrine adaptée et qu’elles puissent communiquer avec la population locale et la soutenir. Cela étant, il importe de rappeler que les troupes de la SADC ne sauraient éclipser le besoin pour le Mozambique de disposer de ses propres policiers et soldats dûment entraînés, correctement équipés et aptes à rendre des comptes.
De concert avec la police et de l’armée mozambicaines, les forces de la SADC doivent agir de manière impartiale et dans le respect de la loi si elles entendent stabiliser la zone et gagner la confiance de la population. Indispensable au rétablissement de la sécurité à Cabo Delgado, la satisfaction de cette condition est également primordiale pour éviter d’offrir à la population locale une raison de plus de soutenir les insurgés. Les exactions commises par des éléments des forces de sécurité ont été l’un des principaux moteurs du recrutement terroriste en Afrique de l’Est, en Afrique de l’Ouest et au Sahel, ce qui doit impérativement être évité au Mozambique.
Sans renseignements et sans une compréhension approfondie du contexte, il ne sera pas possible d’assurer la sécurité et le développement de la zone
Outre le déploiement de forces armées sur le terrain, l’aspect central de l’intervention de la SADC doit être la coopération régionale en matière de collecte de renseignements et de gestion des frontières. Les routes maritimes de contrebande qui font le lit de l’économie illicite dans la région doivent également être coupées.
Nul ne sait dans quelle mesure l’insurrection est financée par les vastes réseaux criminels de trafic d’héroïne depuis l’Afghanistan vers l’Europe, via les routes maritimes qui longent la côte est de l’Afrique. Cependant, des recherches réalisées en 2018 dans le nord du Mozambique ont révélé l’existence de liens entre les insurgés et de vastes réseaux de trafic illicite impliquant « des personnalités politiques, le parti au pouvoir et leur élite criminelle associée ».
Des méthodes permettant de briser les liens entre extrémisme violent, criminalité organisée et conflits locaux ont déjà fait l’objet d’une documentation bien étayée dans la région du Liptako-Gourma, en Afrique de l’Ouest, et devraient être répliquées au Mozambique.
Pour être efficace, la stratégie mise en œuvre doit également consister à priver les insurgés de financement, d’armes et d’une base arrière dans les pays voisins. Le Mozambique doit approfondir sa coopération avec les forces de police, l’armée et les acteurs du renseignement de la Tanzanie et du Kenya, notamment par l’instauration d’accords sur la gestion des frontières, le droit de poursuite jusqu’en Tanzanie et les opérations maritimes. Les forces de police du Mozambique et de la Tanzanie ont d’ores et déjà conclu un accord de coopération et de partage des renseignements, bien que le centre d’opérations conjoint de Mtwara, dans le sud de la Tanzanie, ne soit pas encore pleinement opérationnel.
À moyen terme, la stabilisation de la zone impliquera de traduire en justice les auteurs des attaques et des exactions commises à Cabo Delgado. Pour rétablir un climat de sécurité durable, il est beaucoup plus efficace de se tourner vers la justice pénale, sous la direction des forces de police et du pouvoir judiciaire et avec la contribution de membres de la population, plutôt que de s’en remettre à une intervention militaire visant à triompher des terroristes.
Pour être efficace, la stratégie mise en œuvre doit consister à priver les insurgés de financement, d’armes et d’une base arrière dans les pays voisins
L’octroi de l’amnistie et la mise en place d’un solide programme de désarmement, de démobilisation, de réhabilitation et de réintégration sont également indispensables. L’intervention des forces de sécurité permettra de mettre en déroute certains combattants et individus contraints de collaborer avec les insurgés.
Les recherches de l’Institut d’études de sécurité au sujet de Boko Haram dans le bassin du Tchad ont montré que la démobilisation était un volet essentiel de la lutte contre l’extrémisme violent. Le gouvernement du Mozambique et ses partenaires doivent adopter une approche proactive et holistique. Des opérations officielles de filtrage et de profilage sont nécessaires pour veiller à la réintégration des personnes innocentes et à la comparution en justice des personnes déjà connues du système judiciaire.
Afin de lutter efficacement contre la radicalisation au niveau communautaire à Cabo Delgado, le gouvernement mozambicain doit mener de vastes consultations auprès de la population, des jeunes, des femmes, de la société civile et des institutions religieuses. Par ailleurs, des initiatives visant à promouvoir le dialogue intercommunautaire et interconfessionnel au sein de la population devront être entreprises. Ce type de démarches pourrait déboucher sur la création de réseaux ou de comités de la société civile ou du secteur privé dévolus à la résolution de la crise.
À plus long terme, le redressement de la région impliquera la mise en place de différents moyens de subsistance ainsi que de mesures de réduction de la pauvreté visant à affranchir la communauté locale de sa dépendance à l’égard de l’économie illicite, de la contrebande et du trafic de drogue. Profondément enracinée dans le vaste secteur informel du Mozambique, il est fort probable que cette économie illicite résistera fermement à toute tentative de régulation.
Le gouvernement doit s’engager à assurer le développement de la région et à en garantir une gouvernance efficace, sans quoi il est peu probable que le peuple de Cabo Delgado accepte de fournir des renseignements, de collaborer avec les forces de sécurité et de participer aux initiatives de développement.
Plusieurs mesures ont déjà été prises en ce sens. Maputo sollicite actuellement 764 millions de dollars US auprès de ses partenaires multilatéraux afin de financer la mise en place de l’Agence de développement intégré du Nord (ADIN). L’ADIN comporte quatre piliers : l’assistance humanitaire, le développement économique, la résilience communautaire et la communication. Le gouvernement doit s’assurer du soutien de toutes les parties prenantes essentielles, y compris les institutions religieuses, le secteur privé et les chefs traditionnels.
Le système éducatif doit être redynamisé afin de préparer et de former les jeunes aux nouvelles compétences demandées sur le marché de l’emploi. Les autorités de Cabo Delgado devraient également investir dans des programmes de travaux publics, afin de contribuer à la création d’emplois dans les secteurs formel et informel, et mettre en place des activités sociales, notamment sportives, pour les jeunes.
Une importante mesure de réduction de la pauvreté consisterait en la mise en place d’un programme de transfert monétaire (ou de subventions sociales), qui bénéficierait directement à la communauté et serait un gage de l’engagement du gouvernement en faveur du développement de la région. L’ADIN a déjà alloué 25 millions de dollars à cette fin pour les familles des provinces de Cabo Delgado, de Niassa et de Nampula. Par la suite, ce mécanisme pourrait être financé par les recettes publiques tirées de l’exploitation de gaz naturel, qui devraient commencer à être perçues en 2024.
Enfin, le Mozambique doit contrôler et gérer l’aide étrangère qui lui arrive désormais en provenance de multiples pays et organismes de coopération internationale désireux d’apporter leur aide. Les revenus attendus de l’exploitation du gaz permettent au Mozambique de jouir d’une certaine marge de manœuvre, là où d’autres pays en proie à des difficultés du même ordre ne bénéficient pas d’un tel privilège. Or, une aide mal gérée et assortie de nombreuses conditionnalités peut nuire aux efforts de stabilisation au lieu de les appuyer.
Maputo doit s’approprier et piloter la riposte à l’insurrection et regagner la confiance de la population locale, mais aussi de celle des investisseurs. Quelle qu’en soit la qualité, les conseils privés en matière de sécurité, les troupes étrangères et les équipements ne sauraient combler le besoin de leadership politique et de restauration de la confiance entre la population, le gouvernement et les acteurs régionaux.
Jakkie Cilliers, Liesl Louw-Vaudran, Timothy Walker, Willem Els et Martin Ewi, ISS Pretoria
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