La lutte antiterroriste au Sahel inflige un lourd tribut aux civils

Les opérations militaires qui causent la mort de civils et violent les droits humains alimentent la propagande des groupes terroristes.

Les forces nationales et étrangères déployées au Sahel pour lutter contre le terrorisme portent de plus en plus préjudice aux civils. Les données du Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) révèlent qu’en 2020, les forces de défense et de sécurité ont causé plus de pertes civiles au Mali et au Burkina que les groupes extrémistes violents ou la violence communautaire.

Nombre de victimes civiles causées par acteur en 2020

Nombre de victimes civiles causées par acteur en 2020

Source : ACLED
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La situation ne semble pas s'améliorer cette année. L'opération française Barkhane, les contingents tchadiens de la force conjointe du G5 Sahel et d'autres forces nationales et internationales présentes dans la région ont récemment fait l'objet de graves allégations de violations des droits humains perpétrées à l'encontre de populations locales. Les faits qui leur sont reprochés vont du viol et de l'agression sexuelle aux assassinats, délibérés ou non, de civils pendant les opérations.

De tels actes de violence contre les civils enfreignent le droit international humanitaire. Ils privent également les opérations militaires d'un élément indispensable à leur succès : la coopération de la population. Les bavures répétées et le manque de responsabilisation des interventions militaires amenuisent la confiance et le soutien des civils à l'égard des opérations antiterroristes.

Les populations civiles se retrouvent ainsi entre le marteau et l’enclume. D'une part, les groupes extrémistes violents continuent de cibler des villages entiers dans des attaques brutales. Depuis le début de l'année 2021, plus de 300 personnes sont mortes dans une série inédite d'assauts rien que dans l’ouest du Niger. Cela inclut 203 victimes civiles en moins d'une semaine, du 16 au 21 mars.

D'autre part, les communautés locales peuvent difficilement s’en remettre à la seule protection des forces antiterroristes nationales et étrangères, dont la réaction arrive souvent trop tard et qui peuvent, elles aussi, se montrer abusives.

En 2020, les forces de sécurité ont fait plus de victimes civiles au Mali et au Burkina Faso que les groupes extrémistes violents

Les bavures militaires contre les civils font penser à certaines personnes interrogées par l'Institut d'études de sécurité à Niamey que « les terroristes sont des deux côtés ». Cette opinion creuse le fossé entre les civils et les forces armées, aussi bien nationales qu’internationales.

Le 3 janvier, des frappes aériennes opérées par les forces françaises sur le village de Bounti, dans le centre du Mali, auraient confondu une cérémonie de mariage avec un rassemblement terroriste, tuant au moins 19 civils. Dans un rapport publié le 30 mars, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a confirmé ces allégations et a appelé les autorités maliennes et françaises à diligenter une enquête complémentaire et à allouer des réparations aux familles des victimes.

Cependant, la France persiste à nier ce qui semble être une bavure ; cette réaction est pourtant contre-productive. En mettant ouvertement en doute la crédibilité de l'enquête de l'ONU, le gouvernement français risque d'aggraver les sentiments anti-français profondément ancrés chez une partie de la population malienne. Cela ravive également des questions de longue date sur la responsabilisation des troupes antiterroristes étrangères opérant au Sahel.

La réaction timide et tardive des autorités maliennes, qui ont soutenu le récit officiel de la France sans mener d'enquête supplémentaire, ne fait qu'aggraver la situation. Cette réaction n'augure rien de bon quant à la capacité de l'État à remplir ses obligations en matière de réparation pour les victimes.

Les bavures répétées compromettent la confiance et le soutien des civils à l'égard des opérations antiterroristes

Ce n’est pas la première fois que la France nie des accusations de violence contre des civils maliens. En 2013, Amnesty International révélait qu'une frappe aérienne française aurait tué cinq civils, et demandait une enquête indépendante. L'histoire s'est répétée plusieurs fois depuis.

Le récent rapport de la MINUSMA a été publié quelques jours seulement après que la France a été accusée d'avoir tué six civils lors d'une autre frappe aérienne à Talataye, dans le nord du Mali, au cours d'une opération visant des groupes terroristes. Six jours plus tard, une femme a été retrouvée morte et un enflant blessé à la suite d’une nouvelle opération française à environ 95 km de Tessalit, dans le désert au nord du Mali.

Ces incidents soulèvent des questions fondamentales sur la fiabilité des informations sur lesquelles l'opération Barkhane appuie ses frappes, et sur son aptitude à reconnaître ses erreurs. Ils mettent également à l'épreuve la capacité de la communauté internationale à exiger des comptes des principaux acteurs de la lutte contre le terrorisme sur les violations du droit international et des droits humains qu'ils pourraient commettre.

Les troupes françaises ne sont toutefois pas les seules à avoir été récemment mises en cause pour des atteintes aux civils. La multiplication de ces faits a d’ailleurs conduit certains observateurs à s'interroger sur la cherté du tribut infligé aux civils au nom de la lutte contre le terrorisme. Le mois dernier, des membres d'un contingent tchadien déployé à Téra, dans l'ouest du Niger, auraient violé au moins trois membres de la communauté locale, dont une enfant de 11 ans et une femme enceinte. Ils sont également accusés d'avoir agressé sexuellement au moins cinq autres femmes.

Ce n'est pas la première fois que la France nie des accusations de violence contre des civils au Mali

Une mission d'établissement des faits menée par la Commission nationale des droits humains du Niger (CNDH) a confirmé ces allégations et documenté des violations supplémentaires des droits humains par certains éléments des troupes tchadiennes. Il s'agissait notamment d'agressions, de confiscations illégales de biens et d'autres formes de coercition. Ces abus sont intervenus seulement quelques jours après le déploiement du contingent dans cette zone. Cela suscite des interrogations quant aux processus de sélection et de contrôle qui précèdent les déploiements et à la capacité de la chaîne de commandement à contrôler ses troupes sur le terrain.

Par ailleurs, le cadre juridique de ce déploiement manque de clarté. Il semble s'écarter de l'arrangement initial selon lequel les contingents de la Force conjointe du G5 Sahel opéreraient sous une chaîne de commandement unifiée depuis leur propre pays, avec un droit de poursuite sur le territoire des pays voisins. Avec les incidents de Téra, la Force conjointe du G5 Sahel se doit d'informer les citoyens de tout ajustement de ces dispositions qui pourrait les affecter.

Suite à la publication du communiqué de la CNDH, les autorités tchadiennes et les responsables de la Force conjointe du G5 Sahel ont reconnu les crimes et se sont engagés à prendre des mesures disciplinaires et juridiques contre les auteurs présumés. Si la réaction officielle est à saluer, des mesures correctives rapides et décisives doivent à présent suivre.

Le personnel militaire de la Force conjointe du G5 Sahel a déjà été impliqué dans des incidents de violations des droits humains par le passé. Cependant, les événements de Téra constituent le premier cas connu depuis le lancement, en janvier 2021, d'un mécanisme dédié à l'identification, au suivi et à l'analyse des dommages causés aux civils dans le cadre des opérations de la Force.

Les violences commises à Téra mettent à l'épreuve ce nouvel instrument, qui s'inscrit dans un cadre réglementaire plus large visant à promouvoir la conformité des opérations de la Force au droit international humanitaire et leur respect des droits humains. Ce cadre comprend sept piliers, mais sa mise en œuvre n’est pas encore intégrale.

Alors que la Force conjointe du G5 Sahel s'efforce d'améliorer son aptitude à répondre de ses actes en cas de bavures, une réflexion similaire doit être menée au sujet des troupes alliées occidentales. Il sera de plus en plus difficile pour les acteurs occidentaux de la région d’exiger des comptes de la Force conjointe du G5 Sahel, s’ils n’abordent pas les accords de coopération militaire qui les exemptent d'une responsabilité similaire.

Les gouvernements des pays où les opérations antiterroristes commettent des abus à l'encontre des civils devraient également être plus proactifs. Ils doivent enquêter sur les allégations impliquant leurs propres forces de sécurité et celles de leurs pays partenaires. Les gouvernements doivent également offrir une réparation adéquate aux victimes et prendre les mesures pour empêcher que de telles violations ne se reproduisent.

Ornella Moderan, cheffe du Programme Sahel, Habibou Souley Bako, chargé de recherche, ISS Bamako, et Paul-Simon Handy, conseiller régional principal, ISS Addis-Abeba et ISS Dakar

Cet article a été publié avec le soutien du ministère des Affaires étrangères des Pays-Bas et du Fonds britannique pour la résolution des conflits, la stabilité et la sécurité.

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