Tshisekedi échappera-t-il au syndrome du « canard boiteux » ?
En confiant des postes ministériels à des loyalistes et à des technocrates, Tshisekedi espère les isoler du jeu politique et garantir le bon fonctionnement du gouvernement.
Publié le 10 juin 2024 dans
ISS Today
Par
Paul-Simon Handy
directeur régional pour l’Afrique de l’Est et représentant de l’ISS auprès de l’UA
Cinq mois après sa réélection à un second mandat, le président Félix Tshisekedi a enfin dévoilé la composition de son gouvernement. L’annonce, très attendue, fait part de la nomination de Judith Suminwa en tant que Première ministre, ainsi que de 54 autres ministres. C’est la première fois qu’une femme dirige la République démocratique du Congo (RDC).
Après la victoire de la coalition de Tshisekedi aux élections législatives de décembre 2023, le retard dans la formation d’un gouvernement fait écho aux nombreuses négociations sur la nomination des membres du bureau de l’Assemblée nationale. Dans un contexte de tensions croissantes dans la région des Grands Lacs, quelles tendances peut-on tirer de ce nouveau gouvernement ? Quelles compétences Tshisekedi recherche-t-il pour répondre aux défis ?
Son second mandat marque une nouvelle tentative d’instaurer une dynamique où la présidence et l’exécutif dominent la vie politique. Cependant, la Constitution de la RDC prévoit un système semi-présidentiel avec un contrôle parlementaire étroit. Quelle est donc la pertinence d’une présidence affirmée dans un contexte politique fragmenté, avec la persistance de groupes armés dans l’est du pays ?
L’absence de poids lourds politiques est notable, à l’exception de Jean-Pierre Bemba, vice-Premier ministre en charge des transports. Le gouvernement, dirigé par Suminwa, compte 55 % de nouveaux-venus inexpérimentés, occupant même des postes clés comme les ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères. Certains membres du parti du président, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), ont des postes ministériels pour la première fois.
Le nouveau gouvernement comprend 55 % de nouveaux-venus à des postes clés
Tshisekedi rompt ainsi avec la pratique d’attribution des postes ministériels en usage depuis la fin de la deuxième guerre du Congo en 2003. Traditionnellement, les nominations résultaient d’un compromis entre les composantes de la coalition. Ce compromis, inscrit dans la Constitution de 2006, a été renforcé par l’alliance entre l’UDPS et les loyalistes de Joseph Kabila après l’élection de Tshisekedi en 2018.
Cette rupture apparente se manifeste par l’absence des dirigeants des principaux partis de la coalition qui a porté Tshisekedi au pouvoir lors des élections de 2023. Ces « autorités morales » sont entre autres Vital Kamerhe, président du Parlement nouvellement élu, Modeste Bahati Lukwebo, ancien président du Sénat, et Sama Lukonde, ancien Premier ministre, dont la coalition est arrivée en troisième position aux législatives.
La nouvelle Première ministre souhaitait éviter un gouvernement avec plusieurs centres de pouvoir, mais d’autres raisons pourraient expliquer ce changement. Ce mandat étant le dernier de Tshisekedi, les cinq prochaines années seront marquées par une campagne électorale sourde entre ses successeurs potentiels. Donner à ces poids lourds politiques une plateforme gouvernementale aurait pu transformer Tshisekedi en président « canard boiteux » durant son second mandat.
Sa décision de nommer des fidèles de l’UDPS et des technocrates vise à assurer un fonctionnement plus fluide du gouvernement en isolant les ministres de la dynamique politique. Il renforce la logique qui prévalait dans le précédent gouvernement dirigé par l’ancien premier ministre Sama Lukonde — un technocrate sans base politique.
Les poids lourds sont absents du gouvernement mais la plupart siègent au Parlement
Bien que les poids lourds soient absents du gouvernement, la plupart d’entre eux siègent au Parlement, ce qui renforcera probablement le contrôle de l’Assemblée nationale et du Sénat sur l’exécutif. Kamerhe, nouveau président du Parlement, n’est pas le seul acteur politique à avoir des ambitions présidentielles. Cependant, il existe un risque d’abus du contrôle parlementaire à des fins politiques, alors que de nombreuses personnalités se positionnent déjà dans la perspective de 2028.
Le principal défi pour tous les acteurs sera la confrontation entre les tendances présidentielles de Tshisekedi et le régime semi-présidentiel congolais, qui donne au Parlement un rôle prédominant. Ce qui distingue la RDC de ses voisins d’Afrique centrale où le régime présidentiel l’emporte.
Le régime présidentiel serait-il approprié pour la RDC ? Certains soulignent que le régime présidentiel de Mobutu Sese Seko a contribué à stabiliser le pays dans une certaine mesure, après le désordre du système bipartite de la première Constitution en 1963. D’autres estiment que la diversité géographique, linguistique et économique, ainsi que l’étendue du territoire, ne se prêtent pas à une concentration du pouvoir entre les mains d’un seul parti ou d’une seule région. Par exemple, les élus de la province du Maniema protestent contre leur absence dans la nouvelle équipe gouvernementale.
En nommant un gouvernement à l’image de son parti, Tshisekedi rompt avec le consensus post-conflit en RDC. Cette position peut sembler logique compte tenu de la guerre qui fait rage à l’est, nécessitant un leadership fort du chef de l’État ou du gouvernement.
En nommant un gouvernement issu de son parti, Tshisekedi rompt avec le consensus post-conflit de la RDC
La décision de Tshisekedi pourrait faire évoluer la RDC vers un système basé sur la majorité, similaire à celui du Rwanda avec sa Constitution de 2003 ou du Burundi avec sa Constitution de 2017. Cependant, contrairement à la RDC, le passage à un système présidentiel dans les pays voisins s’est produit parce que les partis au pouvoir contrôlaient les systèmes politique et sécuritaire. Alors que l’administration de Tshisekedi continue de faire face à la violence des groupes armés et des pays voisins dans l’est du pays.
Alors que le M23, soutenu par le Rwanda, étend son emprise sur le Nord-Kivu, les mois à venir détermineront si la loyauté et l’expertise technique dans les nominations gouvernementales permettront à la RDC de retrouver son intégrité territoriale.
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