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Privés d’élections équitables, les Tanzaniens manifestent

S’il est soutenu, le pouvoir citoyen peut inciter les gouvernements à mettre en œuvre des réformes significatives et durables.

Le 1er novembre, la présidente sortante de la Tanzanie, Samia Suluhu Hassan, a été réélue avec 98 % des voix. En Afrique, des pourcentages aussi élevés sont généralement associés à des régimes autoritaires, comme le Rwanda ou la Guinée équatoriale.

Les réactions des observateurs électoraux et de la communauté internationale ont été mitigées. L’Union africaine a exprimé sa préoccupation face aux pertes humaines, mais a félicité la présidente. Le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a appelé à la retenue et à l’ouverture d’une enquête sur les violences post-électorales, un message partagé par l’Union européenne.

Dans une déclaration commune, le Canada, le Royaume-Uni et la Norvège ont pris acte des informations faisant état de nombreux décès à la suite des élections. La Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), dont la Tanzanie est membre, s’est dite préoccupée par les incidents violents et les tirs de la police relevés par ses observateurs. La Fondation Mo Ibrahim a pour sa part dénoncé le climat de répression autour du scrutin.

Compte tenu de l’espace politique verrouillé, des restrictions imposées aux médias, mais surtout de l’arrestation et de l’enlèvement des détracteurs et principaux leaders de l’opposition, la victoire écrasante du parti au pouvoir, le Chama Cha Mapinduzi, était prévisible. Pourtant, les manifestations qui ont suivi ont été sans précédent dans un pays jusque-là considéré comme stable dans une région relativement agitée.

Des manifestations ont éclaté dans la capitale économique, Dar es Salaam, mais aussi à Arusha, Mbeya et Mwanza. Ce mouvement traduit des années de frustration, de colère et de griefs des Tanzaniens face aux injustices électorales et à la répression de l’État.

En Tanzanie, du fait de lois restrictives, les manifestations de masse étaient jadis impensables

Reflétant une colère généralisée contre le processus électoral, les manifestations ont rassemblé des citoyens ordinaires, en l’absence des principaux partis d’opposition et de personnalités politiques telles que Tundu Lissu, président du Chama Cha Demokrasia na Maendeleo (CHADEMA), accusé de trahison, et de son vice-président John Heche, arrêté et placé en détention avant le scrutin.

Malgré une forte mobilisation en ligne le 29 octobre, jour des élections, la spontanéité et l’ampleur des soulèvements ont surpris. Les manifestations ont commencé tôt et ont gagné en force les jours suivants. Des meurtres de manifestants ont été signalés alors qu’Internet était coupé, et les médias locaux réduits au silence. Divers rapports, dont la déclaration préliminaire de la SADC, confirment que la police a tiré sur la foule.

Porté en grande partie par des jeunes, le mouvement exprimait l’inquiétude face aux injustices électorales, à la montée de l’autoritarisme et aux problèmes de gouvernance tels que la corruption et la mainmise sur les institutions étatiques. Il fait écho aux récentes mobilisations de jeunes au Cameroun, à Madagascar, au Maroc et au Kenya, témoignant du rôle croissant de ceux-ci dans le débat socioéconomique et politique.

Le profil démographique de l’Afrique remodèle le discours politique dans de nombreux pays. En effet, environ 65 % de la population du continent a moins de 35 ans. Ces jeunes, majoritairement éduqués, disposent souvent de peu d’opportunités dans l’économie formelle. La hausse du coût de la vie a aggravé leur mécontentement. Avec environ 77 % de sa population âgée de moins de 35 ans, et plus de la moitié ayant moins de 18 ans, la Tanzanie ne fait pas exception.

La campagne de réforme menée par l’opposition tanzanienne a trouvé un écho auprès du public

Depuis le retour de la Tanzanie au multipartisme en 1992, le nombre d’électeurs inscrits est passé de 8,9 millions en 1995 à 37,6 millions en 2025. Malgré cette augmentation, en particulier parmi les nouveaux électeurs, leurs options sont restées limitées dans un contexte de répression accrue des partis d’opposition et de déclin de la démocratie.

Jusqu’à présent, les manifestations de masse étaient impensables en Tanzanie. Tout rassemblement de citoyens ou de partis d’opposition était souvent dispersé, parfois violemment, par les forces de sécurité. Le rétrécissement de l’espace politique, la censure des médias et la domination du parti au pouvoir ont rendu difficile l’expression de la dissidence. Des lois restrictives ont réduit au silence la société civile, les organisations non gouvernementales et les médias.

La frustration découle également de la désillusion suscitée par des années de manipulation électorale, qui ont rendu les scrutins presque insignifiants, comme le montrent les marges de victoire spectaculaires de Samia Suluhu Hassan (98 %) et de l’ancien président John Magufuli (84 % en 2020). Ces facteurs, combinés à une jeunesse africaine de plus en plus en quête de changement, ont alimenté les manifestations.

La mobilisation de l’opposition tanzanienne semble avoir trouvé un écho auprès du public, comme le montrent les récents évènements. Les citoyens ont réclamé des changements dans la gestion électorale et d’autres questions cruciales liées à la gouvernance, aux institutions et au droit. Les réformes fragmentaires engagées par Samia au cours de ses premières années à la présidence manquaient d’ancrage institutionnel. L’opposition a toujours soutenu qu’une nouvelle constitution était le seul moyen de consolider ces initiatives.

En Côte d’Ivoire, au Cameroun et au Mozambique, les manifestations traduisent le rejet des élections frauduleuses

On observe un changement fondamental dans la manière dont les élections sont organisées en Afrique, avec des schémas similaires de contrôle par les dirigeants sortants qui donnent lieu à des manifestations post-électorales. Le soulèvement en Tanzanie constitue un avertissement pour de nombreux gouvernements africains. Les manifestations post-électorales en Côte d’Ivoire, au Cameroun et au Mozambique démontrent l’ampleur du mécontentement des électeurs face à des processus électoraux jugés frauduleux.

Un rapport Afrobarometer de 2024 illustre cette dynamique : 66 % des Africains interrogés soutiennent la démocratie, mais, fait préoccupant, 53 % d’entre eux toléreraient une intervention militaire si les dirigeants politiques abusaient de leur pouvoir. La tolérance des jeunes à l’égard des prises de pouvoir militaires est particulièrement inquiétante. Le mécontentement croissant lié aux récentes élections pourrait renforcer ce sentiment.

Les manifestations en Tanzanie illustrent une tendance alarmante dans la trajectoire démocratique de l’Afrique : l’optimisme qui a suivi la troisième vague de démocratisation dans les années 1990 cède peu à peu place à l’autoritarisme électoral.

Même si les manifestations en Tanzanie ne débouchent pas immédiatement sur des changements au sein du gouvernement, elles révèlent l’étendue du pouvoir des citoyens. Si ce pouvoir perdure, il pourrait contraindre les gouvernements à adopter des réformes significatives et durables, comme ce fut le cas après les manifestations de la génération Z au Kenya en 2024, qui ont forcé le gouvernement à abandonner le projet de loi controversé sur les finances. À l’avenir, la demande d’une nouvelle constitution devrait figurer en tête des priorités de la Tanzanie.

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