Relever les défis sécuritaires des Grands Lacs
Le passé militariste de la région et la méfiance entre dirigeants entravent une coopération pourtant indispensable.
Publié le 11 février 2025 dans
ISS Today
Par
Paul-Simon Handy
directeur régional pour l’Afrique de l’Est et représentant de l’ISS auprès de l’UA
Depuis l’annulation de la réunion prévue en décembre 2024 entre le Rwanda, la République Démocratique du Congo (RDC) et l'Angola, en raison de l'absence du président rwandais Paul Kagame, le groupe rebelle M23 a poursuivi son avancée militaire dans le Nord-Kivu et étendu son contrôle sur la ville de Goma, dans l'est de la RDC.
Il a également lancé une grande offensive dans le Sud-Kivu, malgré la présence de la Mission de stabilisation de l'Organisation des Nations unies (ONU) en RDC et de la forte mission de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC), composée de 5 000 soldats.
Le président Kagame n'a pas participé à la réunion en raison du refus de la RDC de s'engager dans des négociations avec le M23. Treize ans après la première insurrection du Mouvement, ces nouveaux affrontements témoignent de l'instabilité persistante dans la région des Grands Lacs.
La RDC et le Rwanda continuent à se renvoyer la balle. Kigali accuse Kinshasa de soutenir les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), basées en RDC, justifiant ainsi ses incursions militaires dans l'est de la RDC. Le groupe d'experts de l'ONU estime que plus de 4 000 soldats rwandais ont été déployés dans cette intervention soi-disant défensive.
Peut-on construire un système de sécurité régionale compte tenu des faiblesses de la RDC ?
La crise souligne l'échec des nombreuses tentatives des deux dernières décennies pour construire une architecture de sécurité régionale durable dans la région des Grands Lacs.
L’initiative la plus récente est le Cadre de paix, de sécurité et de coopération de 2013 (dit « accord-cadre d'Addis-Abeba »). Il décrit les engagements des différentes parties (y compris la fin du soutien aux groupes armés étrangers) et s'appuie sur les Nations unies, l'Union africaine, la SADC et la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL) en tant que garants.
Cependant, cet accord est devenu inopérant à la suite de la résurgence du M23, soutenu par le Rwanda et même l'Ouganda selon des rapports crédibles, ainsi que par la collaboration de l'armée de la RDC avec les milices, elle aussi bien documentée.
Bien avant l'accord-cadre d'Addis-Abeba, un autre outil, le pacte de la CIRGL, s'est efforcé d'établir un mécanisme de sécurité collective dans la région. Lors des hostilités avec le groupe rebelle le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) (2007-2009) et des premières exactions du M23, la CIRGL n'a pas pu faire respecter ses engagements.
Son principal instrument, le mécanisme de vérification ad hoc, s’est réduit à des initiatives plus limitées. La CIRGL a manqué de financement et ses décisions n'ont pas pu être mises en œuvre face à des pays militarisés et peu enclins à coopérer.
La région des Grands Lacs
Source : ISS
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Entre temps, l'intégration économique, qui aurait pu avoir un rôle catalyseur dans la stabilisation, n'a pas donné les résultats escomptés. L'entrée de la RDC dans la Communauté d'Afrique de l'Est en 2022 a fait naître l'espoir d'une formalisation de l’interdépendance économique entre les provinces orientales de la RDC et les États voisins (le Rwanda, l’Ouganda, le Burundi, la Tanzanie et le Kenya). Cependant, des rivalités politiques et économiques persistantes, notamment entre le Rwanda et l'Ouganda, ont paralysé cette dynamique.
Ces modèles à long terme de sécurité régionale des Grands Lacs vont de pair avec les processus de paix de Nairobi et de Luanda qui portent sur un programme plus restreint visant à faire taire les armes et à permettre à la diplomatie de jouer son rôle.
Compte tenu des limites de ces deux processus, un système de sécurité régionale peut-il être construit, étant donné que la principale source d'insécurité provient des faiblesses intrinsèques d'une des parties (la RDC), et non de l’extérieur ? La méfiance profondément ancrée entre les dirigeants politiques renforce encore le problème.
L'absence d'une communauté économique régionale rassemblant l'Afrique centrale, l'Afrique australe et l'Afrique de l'Est constitue un autre défi. C'est un rôle que la Communauté économique des pays des Grands Lacs (CEPGL), créée en 1976 par le Rwanda, la RDC et le Burundi, aurait pu jouer. Cependant, elle n’est pas opérationnelle, ce qui complique la responsabilité régionale dans la résolution des crises en multipliant les acteurs qui se sentent responsables de la stabilité dans les Grands Lacs.
Trois solutions peuvent être envisagées. La première est le modèle hégémonique, un système de sécurité régionale basé sur la suprématie militaire d'un acteur dominant. Similaire à un pacte de défense commune comme l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord ou le Pacte de Varsovie, ce système semble inapproprié dans le contexte des Grands Lacs, puisque la non-agression a échoué au sein de la CIRGL.
Bien que le Rwanda dispose d'une supériorité militaire relative, sa taille, sa démographie et son économie ne lui permettent pas d'assumer le rôle de gendarme régional. De plus, d'autres acteurs tels que le Kenya et la Tanzanie restent tiraillés entre leurs engagements dans la région des Grands Lacs et d'autres priorités régionales, en particulier en Afrique de l'Est.
Une deuxième option consiste à construire un système de sécurité régional pour contrer les ambitions d'un acteur dominant. Cependant, l'interdépendance économique et géographique entre les principaux États de la région des Grands Lacs (la RDC, le Rwanda, l’Ouganda, le Burundi et la Tanzanie) rend difficile l'identification d'un ennemi commun. Et la fluidité des alliances régionales complique la formation d'un bloc cohérent.
Une troisième solution, la plus réaliste, consiste à renforcer l'approche coopérative de l'accord-cadre d'Addis-Abeba et de la CIRGL. Celle-ci repose sur la coordination entre les États pour prévenir les conflits, tout en respectant les interdépendances économiques et sécuritaires.
La région des Grands Lacs ne devrait inclure que la RDC, le Rwanda, le Burundi, l'Ouganda et la Tanzanie
Cependant, pour qu’elle fonctionne, plusieurs ajustements sont nécessaires. Tout d'abord, la région des Grands Lacs devrait être redéfinie pour n'inclure que les cinq pays riverains des lacs Albert, Kivu et Tanganyika (la RDC, le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda et la Tanzanie). Les vingt dernières années ont montré que la coopération en matière de sécurité est plus fructueuse lorsqu'elle est limitée à quelques pays.
Ensuite, un véritable marché commun des ressources naturelles devrait être créé pour limiter les conflits liés à leur exploitation informelle.
Enfin, les garants internationaux de l'accord-cadre d'Addis-Abeba devraient être remplacés par des États régionaux dotés de capacités militaires crédibles, tels que l'Angola et la Tanzanie. Ces derniers veilleraient à l’application des accords et à ce que les acteurs déviants soient tenus pour responsables.
Plus important encore, il faut renforcer l'État congolais. La faiblesse structurelle de la RDC reste la principale source d'instabilité de la région. Sans un État capable de contrôler ses frontières, de sécuriser son territoire et de fournir à ses citoyens des services de base, toute architecture régionale est vouée à l'échec.
La région des Grands Lacs, riche en opportunités, mais en proie à des décennies de conflits, ne peut être stabilisée que par une approche intégrée dans laquelle la coopération régionale et la construction de l'État se complètent. Le passé militariste de la région et la méfiance entre ses dirigeants rendent la coopération en matière de sécurité difficile, mais pas impossible.
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