Pourquoi la prise de contrôle d'une capitale sahélienne par des djihadistes reste improbable
Malgré la recrudescence des attaques, Le Sahel risque davantage une fragmentation qu’une prise de pouvoir djihadiste.
Publié le 17 juin 2025 dans
ISS Today
Par
Djiby Sow
chercheur principal, bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Hassane Koné
chercheur principal, bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
L'insécurité s'est fortement accrue au Sahel ces derniers mois. Entre fin mai et début juin, des attaques majeures, revendiquées par le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) et l'État islamique au Grand Sahara (EIGS), ont visé plusieurs localités au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Cette résurgence témoigne des capacités d'adaptation des deux groupes et interroge l'efficacité des stratégies antiterroristes des gouvernements militaires de l'Alliance des États du Sahel (AES). Elle a conduit certains observateurs à évoquer le scénario d’une chute de l’une des capitales sahéliennes aux mains des djihadistes, établissant un parallèle avec la prise de Damas par le groupe terroriste Hayat Tahrir al-Cham (HTC) en décembre 2024.
Il existe toutefois des différences cruciales entre les deux contextes. Contrairement à HTC, inscrit dans une logique de renversement du régime et cherchant constamment à incarner une alternative politico-religieuse au pouvoir central, le GSIM et l'EIGS n’ont jamais manifesté l’intention de prendre le pouvoir à Bamako, à Niamey ou à Ouagadougou. Leurs stratégies visent plutôt l'érosion progressive de l'autorité de l'État dans les périphéries rurales, où ils arbitrent les conflits locaux, imposent leurs normes et collectent les impôts.
Cette posture est dictée par leurs capacités opérationnelles comparativement limitées. Le GSIM et l'EIGS opèrent principalement dans les zones rurales reculées, se servant d’armes légères telles que des fusils, des mitrailleuses, des lance-roquettes et des mortiers. Ils utilisent également des motos, des engins explosifs improvisés et des drones civils armés.
Bien qu'ils aient temporairement contrôlé des villes de l'intérieur, comme Djibo et Diapaga au Burkina Faso, ils ne disposent pas de la puissance de feu, ni de la logistique nécessaire pour assiéger et occuper de façon prolongée une ville de la taille de Bamako, Ouagadougou ou Niamey. Leur force réside davantage dans leur mobilité et leur connaissance fine du terrain que dans leur capacité à occuper et à contrôler durablement un territoire.
Le GSIM et l'EIGS n'ont ni les moyens militaires ni logistiques pour occuper durablement une capitale sahélienne
HTC, en revanche, a développé au fil des années une force militaire structurée, dotée d’un commandement unifié et des unités tactiques capables d’opérations combinées: des assauts frontaux appuyés par des drones et une artillerie lourde. Il possédait en outre des arsenaux sophistiqués soutenus par des lignes d’approvisionnement transnationales bien organisées.
Et c’est là une autre spécificité du contexte syrien. La chute de Damas a en effet marqué l'aboutissement d'une dynamique plus large de changement de régime, amorcée depuis les soulèvements du printemps arabe de 2011 et soutenue, à des degrés divers, par certains pays occidentaux et du Golfe. HTC a longtemps capitalisé sur son accès à des corridors transfrontaliers structurants, en particulier avec la Turquie, facilitant l’acheminement de combattants étrangers, d’aide médicale, de munitions et d’armement sophistiqué.
Au Sahel, même si les flux d'armement libyens ont contribué à l’approvisionnement des groupes armés, il n’existe pas de velléité déclarée d’acteurs internationaux structurés autour d’un objectif de changement de régime à Bamako, à Niamey ou à Ouagadougou. Bien que les dirigeants de l'AES accusent fréquemment des acteurs étrangers, notamment la France, de soutenir le terrorisme ou de déstabiliser la région, les données des sources libres confortent peu ces accusations. Même l'Algérie, dont le rôle dans le nord du Mali a parfois été qualifié d’ambivalent, n'a jamais cherché à renverser le gouvernement de Bamako.
Un autre point de distinction réside dans la dynamique interne des armées étatiques. Les chutes d’Alep, d’Hama, d’Homs puis de Damas se sont produites en à peine deux semaines, en grande partie à cause de la faible résistance de l’armée arabe syrienne, démoralisée par plus d’une décennie de guerre, de désertions massives et de conditions de vie dégradées.
Au Sahel en revanche, les armées nationales connaissent une montée en puissance indéniable de leurs capacités. Elles restent sur les plans idéologique et institutionnel opposées aux groupes djihadistes, qu’elles perçoivent comme une menace existentielle pour leurs gouvernements. De plus, ayant accédé au pouvoir politique, les militaires ont consolidé leur rôle au sommet de l’appareil d’État, accroissant leur responsabilité et leur imputabilité.
Enfin, la prise de pouvoir par HTC en Syrie a été facilitée par la lassitude des populations syriennes, usées par la guerre civile et l’effondrement de l’économie, dû notamment aux sanctions internationales. Une bonne partie du pays a ainsi vu en HTC une alternative au régime autoritaire de Bachar Al Assad et l’a accueilli favorablement.
En 2024, le Sahel est resté pour la deuxième année consécutive l'épicentre mondial du terrorisme
Au Sahel, la dynamique est fondamentalement différente. Bien qu’un islam rigoriste ait gagné en influence dans les grands centres urbains ces dernières années, les habitants de Bamako, de Ouagadougou ou de Niamey restent majoritairement hostiles aux groupes djihadistes, largement perçus comme des instigateurs de la violence, de l'instabilité et de la souffrance nationale.
En somme, la combinaison de ces facteurs rend improbable la prise d'une capitale sahélienne et son contrôle durable par les forces djihadistes, à ce stade. Le GSIM et l'EIGS devraient continuer à se limiter à des tactiques de guérilla et de déstabilisation pour l’avenir prévisible.
L'histoire montre cependant que ces villes ne sont pas à l'abri de l'instabilité politique liée à la montée de l'insécurité. Le coup d'État de 2012 au Mali avait été déclenché par des revers militaires dans le nord. De même, le coup d'État de janvier 2022 au Burkina Faso avait fait suite à une mutinerie provoquée par l'augmentation des pertes humaines parmi les forces de sécurité.
Dans un contexte de transitions militaires prolongées et caractérisées par un verrouillage de l’espace politique, on ne peut exclure le scénario de troubles politiques, susceptibles de conduire à une nouvelle rupture institutionnelle et à une désorganisation des forces de sécurité. Il en résulterait des conséquences imprévisibles pour le Sahel et l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble.
Pour éviter cela, les gouvernements des pays de l'AES doivent reconnaître les limites stratégiques de leur approche militarisée de la lutte contre le terrorisme. Si l'augmentation des effectifs militaires et l'acquisition d'armes sophistiquées ont permis quelques succès tactiques, ces mesures n'ont pas neutralisé les groupes armés terroristes. En 2024, le Sahel est resté l’épicentre mondial du terrorisme pour la deuxième année consécutive, représentant la moitié des victimes au niveau mondial.
Les pays de l'AES ont besoin d'une stratégie antiterroriste régionale au-delà des interventions militaires
L'apparence juvénile des assaillants lors de l'attaque déjouée du 2 juin à Tombouctou devrait alerter les stratèges de l'AES. Elle reflète une génération de jeunes déscolarisés en raison d'une insécurité chronique, dont les familles n'ont pas accès à des revenus suffisants, ni à la justice et aux services sociaux essentiels. Ces facteurs constituent de puissants moteurs de recrutement par les groupes armés et ne peuvent être résolus par la seule force militaire.
Les gouvernements des pays de l'AES ont besoin d'une stratégie antiterroriste régionale cohérente, qui dépasse les interventions militaires et capitalise sur les programmes de désengagement et de réintégration du bassin du lac Tchad, sur l’initiative de dialogue religieux de la Mauritanie et sur l'approche non cinétique de l'Algérie. Il est tout aussi important de nouer le dialogue avec les communautés stigmatisées par les opérations antiterroristes, afin de favoriser la confiance et tarir les recrutements.
Enfin, l’amélioration des relations avec l’Algérie et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest pourrait renforcer la coopération régionale et le partage de renseignements, consolidant ainsi la capacité collective à réduire la menace des groupes armés.
Sans un réajustement stratégique significatif, le Sahel pourrait sombrer dans une fragmentation prolongée, avec de profondes conséquences pour la stabilité de l'Afrique de l'Ouest.
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