Dialoguer avec les djihadistes : enseignements mauritaniens pour le Sahel
Le dialogue devra aborder les causes profondes des ralliements aux groupes djihadistes.
Publié le 28 mars 2022 dans
ISS Today
Par
Hassane Koné
chercheur principal, bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Au Sahel, dix années d’interventionnisme militaire n’ont pas résolu une crise sécuritaire aux conséquences politiques, sociales, économiques et humanitaires désastreuses. De nombreuses voix s’élèvent donc pour demander une réponse politique qui inclurait également des formes de dialogue avec les groupes extrémistes violents.
Cette option n’est pas nouvelle. Mais avec le recul de l’influence de certains partenaires occidentaux, notamment la France longtemps opposée à cette possibilité, elle est de moins en moins taboue.
Le 25 février, le président nigérien Mohamed Bazoum annonçait avoir libéré neuf « terroristes » en vue d’ouvrir le dialogue avec leurs groupes. Avant lui, les anciens président et Premier ministre maliens, feu Ibrahim Boubacar Keita et Moctar Ouane, avaient abordé cette piste, de même que l’ancien Premier ministre burkinabè, Christophe Dabiré.
Au Mali, des débats nationaux successifs ont dégagé un relatif consensus, au moins depuis 2017, sur la nécessité d’ouvrir un dialogue avec les djihadistes maliens. En décembre 2021, des pourparlers avaient été annoncés, puis démentis. Quelques mois plus tôt, de discrètes négociations avaient provisoirement desserré l’étau sur la ville de Djibo, au Burkina Faso.
De nombreuses voix demandent une réponse politique incluant le dialogue avec les groupes extrémistes
Début février 2022, à Nouakchott, une conférence pour la paix, à laquelle participaient les chefs d'État mauritanien et nigérien, visait à impliquer les chefs traditionnels et religieux dans la lutte contre l’extrémisme violent par le dialogue.
L’engagement de la Mauritanie dans la promotion de cette approche s’appuie sur son expérience, qui pourrait inspirer d’autres nations sahéliennes.
Fin 2009, après plusieurs années d'attaques djihadistes meurtrières et face aux limites de la réponse militaire, les autorités mauritaniennes ont décidé d’entreprendre une démarche politique visant à prendre en compte les causes de la radicalisation religieuse.
Elles ont ainsi engagé un dialogue idéologique avec 70 détenus djihadistes, afin de détricoter les ressorts de leur radicalisation et de les réinsérer. Leur exemple devait dissuader d’autres ralliements aux groupes extrémistes violents.
A partir du 18 janvier 2010, deux semaines de débats conduits par des dignitaires religieux respectés et reconnus, mandatés par les autorités mauritaniennes, ont dégagé un consensus sur l'idéal non-violent du djihad.
Beaucoup s’associent aux groupes djihadistes pour garantir leur protection ou leurs moyens d’existence
À l’issue de ces échanges, 47 de ces détenus (soit 67 %) se sont engagés à déposer les armes et à renoncer aux idées extrémistes. Après avoir bénéficié d’une grâce présidentielle ou d’allègements de peine, ils ont tous eu accès à des subventions pour faciliter leur réinsertion économique et sociale.
Au moins trois d’entre eux ont néanmoins repris les armes : deux sont morts lors d’opérations militaires et le troisième, Cheikh Brahim ould Hamoud, a été arrêté en 2019, puis libéré en octobre 2020, lors de l’échange pour la libération des otages Sophie Petronin et Soumaïla Cissé.
Le dialogue doctrinal avait également une fonction sociétale. Il visait à combattre l’implantation locale du salafisme djihadiste. Cette idéologie, qui prône le recours à la violence pour imposer un islam puriste, influençait déjà une large frange des élèves des écoles coraniques mauritaniennes, appelées « mahadras ».
La stratégie de l’État mauritanien, afin de prévenir la radicalisation, incluait également la formation professionnelle des « repentis » et des sortants des mahadras pour leur intégration dans le marché du travail. Elle a réduit drastiquement les ralliements des jeunes aux groupes djihadistes, contribuant au succès de l’approche globale qui a permis au pays de se prémunir des attaques terroristes depuis 2011.
À l’heure où se ravive la piste du dialogue dans le Sahel, l’expérience mauritanienne offre des enseignements importants sur les options disponibles et leurs implications.
Le débat doctrinal ne suffira pas, il devra s'inscrire dans une stratégie de dialogue plus large
Tout d’abord, si le dialogue circonscrit à des individus incarcérés a étouffé une crise naissante en Mauritanie, il risque de s’avérer insuffisant dans un Sahel central affecté par une multiplicité de groupes et des niveaux de violences largement supérieurs. Pour être efficace dans ce contexte, le dialogue devra s’étendre à la fois aux dirigeants, aux combattants actifs et aux personnes associées aux groupes extrémistes violents, hommes comme femmes.
Ensuite, si le dialogue doctrinal peut déradicaliser les djihadistes motivés par un référentiel religieux, son efficacité pourrait s’avérer limitée face à d’autres types d’incitations. Or, les recherches de l’Institut d’études de sécurité montrent que la conviction religieuse n’est pas la seule cause d'enrôlement dans les groupes djihadistes au Sahel.
Beaucoup s’associent à ces groupes pour garantir leur propre protection, celle de leurs proches ou de leurs moyens d’existence, ou pour se venger des abus des forces armées nationales.
Ces motivations immédiates se superposent souvent à des frustrations liées à des injustices sociales, à l’absence de perspectives et au manque de services de base, tels que l’accès à l’eau, à l’éducation, ou à la santé. S’y ajoutent les lacunes des services de sécurité et de justice de l’État.
Si le débat doctrinal peut donc être utile, il doit néanmoins s'inscrire dans une stratégie de dialogue plus large, mieux à même d’aborder les causes profondes des ralliements aux groupes djihadistes qui sont entre autres de nature sociale, sécuritaire, économique et politique.
La diversité des profils et motivations des éléments djihadistes suggère en outre la nécessité d’engager différents types d'interactions avec différentes catégories d’acteurs au sein de ces groupes. Décideurs et exécutants ne s’y engagent pas toujours pour les mêmes raisons, et les approches doivent donc être adaptées aux problématiques de trajectoires personnelles variées.
La Mauritanie a mis l’accent sur l’accompagnement du retour à la vie civile. Ainsi, pour consolider les avancées acquises à travers le dialogue, les actes doivent suivre la parole afin d’offrir aux personnes démobilisées des perspectives viables de retour à une vie socio-économique normale. Il importe également d’inscrire cette démarche dans une logique de prévention qui prenne en compte les segments démographiques ciblés par le recrutement dans les groupes extrémistes.
Enfin, le cas des « repentis » mauritaniens ayant repris le djihad signale la nécessité de prendre en compte les effets pervers de la paix négociée, qui peut repousser les récalcitrants dans les territoires voisins. Cela signifie, pour les États du Sahel, que tout dialogue avec les djihadistes requiert une démarche régionale coordonnée, afin d’éviter un effet de vases communicants qui étendrait l’emprise géographique de ces groupes.
C’est un défi d’autant plus considérable que chaque pays limite l’option du dialogue à ses propres ressortissants, et que les choix politiques répondent à des dynamiques nationales uniques.
Hassane Koné, chercheur principal et Ornella Moderan, cheffe du programme Sahel, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le bassin du Sahel et du lac Tchad
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