L’UA peut-elle remédier à la crise du multilatéralisme africain ?

L’Union africaine doit se montrer audacieuse, déterminée et cohérente pour résoudre les tensions et la concurrence entre ses membres et ses régions.

Le sommet annuel de l’Union africaine (UA) se tiendra cette semaine sans restriction liée à la Covid-19 pour la première fois depuis 2020. Il coïncide avec le fragile retour à la paix dans le nord de l’Éthiopie, la résurgence d’une instabilité généralisée dans les Grands Lacs et la guerre en Ukraine qui continue de susciter des interrogations quant aux positions africaines.

La paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) face à l’agression de la Russie contre l’Ukraine illustre la crise du multilatéralisme mondial. Bien qu’on n’en parle peu, plusieurs éléments indiquent que le multilatéralisme africain est en proie à une crise similaire.

Celle-ci s’exprime notamment par l’incapacité à mettre un terme aux transitions qui suivent les coups d’État et l’impasse dans laquelle se trouvent les régimes régionaux de sanctions et de suspension, par la confusion entre les responsabilités de l’UA et celles des blocs régionaux et des implications concrètes du principe de subsidiarité, ainsi que par les difficultés des systèmes de sécurité régionaux à lutter contre l’extrémisme violent.

L’UA est l’organisation internationale la plus représentative de l’Afrique. Elle met en place des moyens de coopération entre les États et établit des normes eu égard aux comportements acceptés ou non, en utilisant le consensus. Sa capacité à trouver des solutions pragmatiques aux principaux points de l’ordre du jour du sommet montrera sa détermination à résoudre la crise du multilatéralisme.

Le contexte international instable exige un président de la Commission de l’UA plus fort

Pendant le sommet, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA se réunira pour discuter de la crise en République démocratique du Congo (RDC) et de ses répercussions régionales. Il s’agira de la première réunion du CPS sur cette question depuis 2016 en présence des chefs d’État. Le principal défi consistera à trouver une entente sur le rôle de l’UA dans la résolution d’une crise dans laquelle elle a été peu impliquée directement.

Aux côtés des Nations unies, la médiation est actuellement dominée par le Processus de Nairobi initié par la Communauté d’Afrique de l’Est et l’Initiative de Luanda lancée par la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs. Le CPS a un rôle à jouer dans la coordination des efforts régionaux, mais plusieurs des États membres ont une conception apparemment étroite de la subsidiarité. En conséquence, l’UA, et surtout la Commission de l’UA, sont mises sur la touche dès qu’un bloc régional est impliqué.

Au-delà de l’harmonisation des initiatives dans les Grands Lacs, le CPS peut-il parvenir à une solution consensuelle, compte tenu des tensions et de la concurrence régionales ? L’Afrique du Sud, qui convoque la réunion du CPS, veut reprendre pied dans les Grands Lacs depuis que la RDC a rejoint la Communauté d’Afrique de l’Est. (La RDC fait également partie de la Communauté de développement de l’Afrique australe.) Cela mettra à l’épreuve la capacité des puissances régionales (Angola, Kenya et Afrique du Sud) à collaborer pour la paix et la sécurité plutôt qu’à rivaliser pour gagner en influence.

Le multilatéralisme africain est confronté à un autre défi, à savoir le combat de l’UA pour gérer les désaccords entre États membres. L’accréditation d’Israël auprès de l’UA l’année dernière (conformément à la réglementation de l’UA) a suscité de vifs débats et entraîné des divisions.

La mise à l’écart de l’UA dans les Grands Lacs, au Sahel et au Mozambique soulève de nombreuses questions

La question a donc été exclue de l’ordre du jour du sommet, ce qui interroge sur la manière de parvenir à un consensus dans une organisation qui s’abstient de voter. Si un vote avait eu lieu, environ deux-tiers des États membres auraient probablement approuvé l’accréditation d’Israël, ce qui illustre bien le fait que des minorités bruyantes mais influentes peuvent réduire au silence une majorité moins puissante.

La concurrence entre États pour se voir attribuer des postes au sein de l’UA est une tendance qui ne fait que s’aggraver. Il a fallu près d’un an à la région Afrique de l’Est pour déterminer qui, du Kenya ou du vainqueur final, les Comores, prendrait la présidence tournante de l’UA en 2023. Cette année, la compétition imminente entre l’Algérie et le Maroc pour la vice-présidence de l’UA pourrait créer davantage de fractures et avoir pour effet que le Bureau de la Conférence des chefs d’État soit incomplet.

L’indécision de l’UA conduit souvent à des incohérences. La participation du président de transition tchadien Mahamat « Kaka » Déby, au sommet de cette semaine, malgré son mépris pour les engagements pris devant le CPS en 2021, en est un symbole. En raison du désaccord entre les États, aucun communiqué n’a été publié à l’issue de la dernière réunion du CPS sur le Tchad, le 11 novembre 2022.

L’actuelle Commission de l’UA est arrivée à mi-mandat. Comme le président ne se présentera pas pour un troisième mandat, quelles sont les attentes des États membres vis-à-vis de la Commission et de son président deux ans après la réélection quasi unanime de Moussa Faki Mahamat ? En 2022, il avait essuyé deux revers majeurs : sur l’accréditation d’Israël et sur le Tchad. Il avait demandé la suspension de ce dernier à la suite de la violation par le régime militaire de transition de ses engagements envers le CPS.

Les compétences de la Commission de l’UA sont régulièrement érodées par les États

Les présidents successifs de la Commission de l’UA ont souvent été confrontés à des vents contraires de la part des États membres. Toutefois, le contexte international précaire actuel et les demandes de renforcement du rôle de l’UA exigent de la Commission qu’elle se dote d’un président plus fort, et non plus faible.

Enfin, il est temps d’interroger l’impact de la réforme institutionnelle de l’UA qui a débuté il y a cinq ans. Si tous les processus de ce type apportent leur lot de désagréments, plusieurs rapports font état du moral au plus bas du personnel. Il n’est donc pas surprenant que nombre d’entre eux aient rejoint le secrétariat de la zone de libre-échange continentale africaine à Accra, affaiblissant ainsi davantage la Commission de l’UA.

La fusion du département Paix et Sécurité avec celui des Affaires politiques a été l’un des points forts de la réforme. A-t-elle amélioré la capacité de l’UA à gérer et à prévenir les conflits ? La mise à l’écart de l’UA dans les Grands Lacs, au Sahel et au Mozambique soulève de nombreuses questions, tout comme sa gestion du conflit au Cameroun.

La pratique de la subsidiarité, peu claire et mal appliquée, affecte également les opérations de soutien de la paix. Récemment, les troupes envoyées par la Communauté d’Afrique de l’Est dans l’est de la RDC et par la Communauté de développement de l’Afrique australe au Mozambique ont été mandatées au niveau régional et entérinées seulement après coup par le CPS. Cela contraste avec le traitement de la Force multinationale mixte dans le bassin du lac Tchad et de la Force conjointe du G5 pour le Sahel.

Le 36e sommet de l’UA pourrait être l’occasion de rompre avec les routines institutionnelles et bureaucratiques et de s’attaquer à la crise potentielle de l’organisation 20 ans après sa création. Si les réformes de l’UA ont principalement porté sur ses structures (son aspect « matériel »), peu de choses ont été faites concernant son « logiciel », notamment en matière de gouvernance, de paix et de sécurité.

Réduire la Commission de l’UA à un simple secrétariat dont les compétences sont régulièrement érodées par les États membres lorsque leurs intérêts s’opposent est le signe d’une organisation qui cherche sa raison d’être. Cela n’augure rien de bon pour le multilatéralisme africain.

Paul-Simon Handy, directeur régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Est et représentant auprès de l’UA, et Félicité Djilo, chercheuse indépendante

Image : Amelia Broodryk/ISS

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