La situation navale dans l’océan Indien : pourquoi l’Afrique devrait s’inquiéter
L’idée même d’une installation militaire indienne sur l’archipel mauricien d’Agaléga mérite l’attention des acteurs de la région et de l’Union africaine (UA).
Publié le 25 août 2021 dans
ISS Today
Par
Denys Reva
chercheur, L’Afrique dans le monde, ISS Pretoria
Le sud-ouest de l’océan Indien est un espace géopolitique de plus en plus disputé. Par ailleurs, cette région joue un rôle essentiel dans la sécurité et le développement de l’Afrique.
Ainsi, lorsqu’Al-Jazeera a publié des images satellites et des témoignages de résidents selon lesquels l’Inde serait en train de construire ce qui semble être une installation militaire sur l’île nord de l’archipel mauricien d’Agaléga, l’affaire est rapidement devenue une question d’intérêt public. L’idée même d’une installation militaire suffit à ce que la question dépasse le cadre des relations bilatérales entre l’Inde et Maurice et prenne une ampleur régionale et multilatérale.
Jusqu’à présent, les installations ont été représentées comme une priorité en matière de développement, destinée à faciliter les patrouilles maritimes et aériennes de cet archipel isolé et à aider les garde-côtes mauriciens. Il est indéniable qu’une fois pleinement opérationnelles, ces infrastructures renforceront les capacités nationales de surveillance, de vigilance maritime et d’escale.
Néanmoins, quelle est l’utilité d’une piste de 3 000 mètres, de deux jetées en eau profonde ainsi que d’infrastructures qui sont probablement des casernes et des terrains à usage militaire pour les 300 habitants de deux petites îles peu fréquentées par les touristes ?
L’archipel mauricien d’Agaléga au sud-ouest de l’océan Indien (cliquez sur le carte pour agrandir l'image)
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La situation actuelle n’a rien d’étonnant pour les observateurs de la sécurité et des stratégies maritimes des affaires indo-pacifiques. La construction d’une installation sur l’archipel intéresse l’Inde depuis bien plus de dix ans. S’inquiétant de voir leur pays céder une quelconque partie de sa souveraineté, les gouvernements mauriciens successifs ont refusé les offres de l’Inde. Cependant, l’attitude des autorités nationales a changé en 2015, après la signature d’un mémorandum d’accord sur la modernisation des installations, par le Premier ministre indien Narendra Modi et son homologue mauricien Pravind Kumar Jugnauth.
Discuter de ce sujet avec Maurice et l’Inde sera délicat pour deux raisons. Premièrement, ces discussions semblent correspondre à une tendance familière, à savoir la construction d’installations militaires par des États non africains en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Les installations de la Chine et des États-Unis à Dijbouti, ainsi que celles de la Russie au Soudan, en sont de bons exemples. Bien que leur construction ait été lancée au nom de la lutte contre la piraterie et de la sécurité du trafic maritime, ces installations sont généralement considérées comme des tentatives d’établir une présence militaire dans la région.
Les débats concernant l’incidence et la fonction de ces installations s’empêtrent souvent dans un bourbier sémantique. Les pays d’accueil comme de construction affirment ne pas fonder de « base » (terme à connotation militaire). Ils utilisent plutôt une terminologie neutre, déclarant que ces installations sont nécessaires à des fins pacifiques et d’intérêt général, telles que le maintien de l’ordre en mer.
La présence d’un pays dans les passages maritimes stratégiques lui confère un avantage stratégique considérable en période de conflit
Deuxièmement, Maurice et l’Inde se dérobent aux examens qui présentent l’affaire comme une question de cession de souveraineté. Curieusement, en 2018, les Seychelles ont refusé la demande de l’Inde, qui souhaitait construire des installations sur l’île de l’Assomption, de crainte que l’accord n’équivaille à renoncer au contrôle d’une partie de leur territoire. Pour les habitants d’Agaléga, et de Maurice en général, la situation est comparable au différend entre Maurice et le Royaume-Uni concernant la décolonisation et la souveraineté de l’archipel des Chagos, où les autorités britanniques et américaines ont établi une base militaire au cours de la guerre froide.
L’île nord d’Agaléga est proche de la voie de communication maritime qui relie le canal du Mozambique et l’Inde. Ce canal n’est généralement pas inclus dans la liste des passages maritimes stratégiques, mais l’Inde fait partie des rares pays à le considérer comme tel et à l’avoir intégré à sa stratégie en matière de sécurité maritime.
La capacité d’un État à disposer d’une présence continue dans les passages maritimes stratégiques lui confère un avantage stratégique considérable en période de conflit. Un passage maritime stratégique peut être à l’origine d’engorgements et de retards qui peuvent perturber gravement les voies de transport dont les pays dépendent pour importer des denrées alimentaires et des ressources énergétiques.
Le fait que le canal du Mozambique concentre 30 % du trafic mondial de pétroliers et contienne d’importants gisements de gaz marins a attiré des investissements internationaux en provenance d’entreprises telles que TotalEnergies ainsi que de pays tels que le Japon, la Chine, les États-Unis, les États de l’Union européenne, le Royaume-Uni et l’Inde. Tous ces acteurs ont un intérêt considérable à s’assurer un accès aux gisements marins afin d’extraire du gaz naturel. En effet, cette ressource va jouer un rôle de plus en plus important dans leurs politiques de production énergétique à l’avenir.
Des installations sur l’île nord d’Agaléga renforceraient la sécurité de la voie de transport maritime entre le Mozambique et l’Inde
L’Inde est le troisième plus grand consommateur de gaz au monde et la construction d’installations sur des îles telles que l’île nord d’Agaléga bénéficie indéniablement à la sécurité d’une voie de transport maritime efficace entre le Mozambique et l’Inde. En outre, l’île est à la fois suffisamment éloignée du canal du Mozambique pour éviter que les autres pays ne s’alarment et assez proche de lui pour permettre à l’Inde de l’atteindre rapidement et d’y faire rayonner sa puissance maritime.
L’emplacement et la nature des installations peuvent avoir des conséquences géopolitiques considérables. Déclarer qu’un endroit est une base militaire pose systématiquement un dilemme de sécurité aux États concurrents. La présence de marines non africaines dans les eaux du continent et les rôles qu’elles prévoient d’y jouer constituent donc des sujets d’intérêt commun. Des mesures doivent être prises pour éviter toute confusion et tout doute susceptible de déstabiliser la région.
L’UA et les communautés économiques régionales doivent veiller à ce que les initiatives de leurs États membres soient coordonnées et menées dans l’intérêt de la sécurité maritime commune. Au cours d’une récente réunion du Conseil de paix et de sécurité de l’UA sur la sécurité maritime, les États membres ont souligné que « toute coopération internationale et/ou régionale complémentaire devrait être entreprise d’une manière qui respecte la souveraineté nationale des États côtiers concernés ainsi que leur appropriation et leurs priorités nationales ».
Pour donner suite à ces échanges, il est possible d’effectuer un recensement cartographique des installations présentes sur le territoire africain, en analysant leurs conséquences navales ou maritimes sur les régions concernées. La direction des Affaires politiques, de la paix et de la sécurité de l’UA pourrait lancer ce processus, par exemple en planifiant une rencontre afin de discuter de la présence croissante d’acteurs extérieurs à la région dans le sud-ouest de l’océan Indien.
L’Afrique ne peut se permettre d’être divisée ou silencieuse face à ce qui semble être un problème maritime minime concernant une petite île
L’Inde pourrait réagir positivement, étant donné qu’elle a organisé et présidé le premier débat du Conseil de sécurité des Nations unies au sujet de la sécurité maritime le 9 août. Au cours de ce débat, l’Inde a souligné le rôle central de la coopération internationale et de la liberté de navigation en tant que pierres angulaires de la sécurité et de la sûreté en mer. Toute discussion lancée par l’UA se déroulera dans le contexte des efforts diplomatiques internationaux entrepris par New Delhi pour faire de l’Inde un chef de file reconnu de la sécurité maritime dans l’océan Indien.
Il est dans l’intérêt à long terme de l’Afrique de mener une telle discussion. Le continent ne peut se permettre d’être divisé ou silencieux face à ce qui semble être un problème maritime minime concernant une petite île. Si l’UA ne prend pas d’initiative, le continent risque de se voir entraîné dans des vagues de compétition géopolitique ainsi que d’interventions de marines dans les eaux africaines.
Leaza Jernberg, chercheuse indépendante, Timothy Walker, chef du projet maritime et chercheur principal et Denys Reva, chargé de recherche, Opérations de paix et consolidation de la paix, ISS Prétoria
Cet article est financé par le gouvernement norvégien.
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