L’Afrique doit revendiquer sa place au sein de l’espace indopacifique
Les États insulaires et côtiers d’Afrique de l’Est ne peuvent se permettre d’être écartés du dernier redécoupage de la carte géopolitique.
Publié le 19 mai 2021 dans
ISS Today
Par
Denys Reva
chercheur, L’Afrique dans le monde, ISS Pretoria
L’Indopacifique est un terme de plus en plus employé par les puissances mondiales pour désigner l’espace maritime qui s’étend des côtes d’Afrique de l’Est aux îles du Pacifique et englobe deux régions traversées par certains des réseaux commerciaux les plus lucratifs du monde. Cette zone est également marquée par une forte rivalité entre de grandes puissances bien établies ou émergentes, et par la crainte d’une montée de l’instabilité et de la violence.
Le rôle de l’Afrique dans cet espace géopolitique émergent reste flou, car la plupart des stratégies élaborées pour l’Indopacifique semblent écarter le continent. Les pays d’Afrique ne sont pas assez préparés à cette évolution géopolitique et n’ont pas encore rendu publiques de politiques étrangères claires pour y faire face.
Pourtant, ce nouveau paysage maritime a des effets considérables sur la paix et la sécurité à long terme en Afrique. Sans une prise de position claire concernant l’espace indopacifique, les États du continent risquent d’être pris au piège de la compétition entre les grandes puissances. Toute dissension ou rivalité prolongée pourrait saper les efforts déployés actuellement par l’Afrique pour coopérer dans l’océan Indien.
La notion d’Indopacifique a été évoquée pour la première fois en 2007 par l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe, afin de décrire la politique étrangère du Japon. Elle a depuis été reprise par plusieurs autres pays de la région, tels que l’Inde et l’Australie, ainsi que par des États européens tels que le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la France et l’Allemagne. Ce concept s’est également imposé aux États-Unis, dans l’Union européenne et dans des organisations régionales telles que l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).
Le rôle de l’Afrique dans la région reste flou, car la plupart des stratégies élaborées pour l’Indopacifique semblent écarter le continent
Les pays semblent vouloir concrétiser leur vision de l’Indopacifique à travers leur force navale, ce qui n’est pas sans rappeler la diplomatie de la canonnière. La plupart des stratégies élaborées pour la région montrent que les pays ont l’intention de faire de la marine l’instrument visible de leur politique étrangère et le point d’ancrage de la coopération. Ainsi, l’année dernière, la France et le Royaume-Uni ont envoyé des navires patrouiller dans la zone indopacifique dans le but évident d’afficher leur puissance navale. Récemment, l’Allemagne a également envisagé d’envoyer un navire militaire dans le Pacifique.
Il s’agit du premier sujet de préoccupation majeur pour l’Afrique, d’autant plus que les activités de certains pays relèguent le continent à la périphérie de l’espace indopacifique. Bien que de nombreux pays, notamment la Chine, possèdent des bases navales en Afrique, le rôle joué par le continent reste perçu comme secondaire. Par ailleurs, on observe une augmentation des exercices conjoints menés dans l’Indopacifique et impliquant des pays européens, les États-Unis et le Japon. Généralement, lors de ces patrouilles de longue distance, les navires passent par le canal de Suez ou font le tour du continent.
D’aucuns pensent que la popularisation du concept d’Indopacifique soit liée à l’influence grandissante de la Chine dans la région. C’est en tout cas ce que suggère le rôle croissant joué par le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) dans les approches européennes relatives à cet espace géographique.
Le Quad est une organisation informelle créée en 2004 qui rassemble les forces navales de quatre pays (l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon) et défend la liberté de navigation dans l’espace indopacifique. La coopération entre les quatre pays s’est renforcée en 2017 en raison de la présence grandissante de la Chine dans la région. En effet, la Nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative, un projet chinois d’infrastructures mondial lancé en 2013, visant à relier la Chine aux différents marchés du monde) possède une composante maritime majeure indéniablement indopacifique.
Les démonstrations navales dans l’Indopacifique ne sont pas sans rappeler la diplomatie de la canonnière
Cela est important pour l’Afrique car la Chine mobilise activement le continent dans le cadre de la Nouvelle route de la soie, et les États africains bénéficient de cette coopération. À titre d’exemple, rien qu’en Afrique subsaharienne, la Chine est impliquée dans le financement, la construction et l’exploitation de 46 ports.
Par ailleurs, l’Inde et le Japon essaient également de renforcer leur coopération avec l’Afrique dans le cadre du Couloir de croissance Asie-Afrique. Les objectifs de ce projet lancé en 2017 sont alignés sur les priorités de développement de l’Agenda 2063 de l’Union africaine (UA), mais peu de progrès ont été accomplis jusqu’à présent.
En outre, la France, avec ses territoires ultramarins de la Réunion et de Mayotte, a inclus les États africains côtiers de l’océan Indien dans sa vision indopacifique. Cependant, les initiatives régionales soutenues par la France ne reflètent pas entièrement les actions de l’UA. La coordination doit donc être renforcée.
Il s’agit du deuxième sujet de préoccupation majeur pour l’Afrique, car les engagements bilatéraux croissants relatifs à la zone indopacifique menacent l’unité du continent. Alors que les États africains consolident leurs liens avec des pays étrangers, le continent doit éviter de devenir le théâtre de la compétition entre les grandes puissances.
La popularisation du concept d’Indopacifique serait liée à l’influence grandissante de la Chine dans la région
Pour relever ces défis, une stratégie proactive et collective à l’égard des pays cherchant à concrétiser leur vision de l’espace indopacifique doit être élaborée. L’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA), qui compte parmi ses membres neuf États africains situés sur le littoral de l’océan Indien, pourrait être un forum idéal pour de futures délibérations relatives à la zone indopacifique.
Pays de l’Association des États riverains de l’océan Indien (cliquez sur le carte pour agrandir l'image)
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L’IORA regroupe presque tous les États du littoral de l’océan Indien. Elle vise à créer un espace transocéanique qui favorise le renforcement constant de la coopération entre les gouvernements, le monde universitaire et la société civile en matière de sécurité maritime, de commerce, de gestion des catastrophes, d’économie bleue et de tourisme. Outre ses membres africains, l’Association inclut également la France et l’Inde. Parmi ses partenaires de dialogue figurent l’Allemagne, la Chine, les États-Unis, l’Italie, le Japon, la République de Corée et le Royaume-Uni.
En tant qu’organisation phare concernant l’océan Indien, l’IORA est en mesure de jouer un rôle prépondérant dans la zone indopacifique. Toutefois, elle n’a pas encore atteint son plein potentiel d’outil de coopération multilatérale.
Pour que l’Association puisse servir de plateforme pour l’Afrique, le mémorandum d’accord avec l’UA prévu dans le Plan d’action de l’IORA pour la période 2017-2021 doit être signé. L’UA pourrait apporter un point de vue africain au sein de l’organisation et éviter la mise à l’écart du continent. Les États africains doivent s'assurer que les engagements bilatéraux pris dans la zone indopacifique correspondent aux stratégies de l’UA, en particulier la Stratégie africaine intégrée pour les mers et les océans à l’horizon 2050 et l’Agenda 2063.
Pour éviter d’être écartés davantage encore, les pays doivent élaborer des stratégies indopacifiques qui favorisent un équilibre entre les intérêts nationaux et l’unité du continent. Une prise de position claire leur permettra de jouer un rôle actif dans la dernière lutte géopolitique influant sur la paix, la sécurité et les intérêts de développement à long terme du continent.
Denys Reva, chargé de recherche, ISS Pretoria
Cet article a été publié grâce au soutien financier du gouvernement norvégien.
Crédit photo : NAVY / Z.A. LANDERS
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