La faim tenaille le bassin du lac Tchad, déjà confronté au terrorisme
Le forum des gouverneurs du bassin du lac Tchad doit accorder la priorité à la catastrophe qui menace ses plans de stabilité et de développement.
Publié le 19 septembre 2022 dans
ISS Today
Par
Célestin Delanga
chargé de recherche, Afrique centrale et bassin du lac Tchad, ISS
Remadji Hoinathy
chercheur principal, Afrique centrale et bassin du lac Tchad, ISS
Malgré des années d’assistance humanitaire, la faim et la malnutrition atteignent cette année des niveaux alarmants dans le bassin du lac Tchad. Différents facteurs sont à l’origine de cette crise, notamment l’insécurité due à Boko Haram ainsi que les effets du changement climatique, de la pandémie de COVID-19 et du conflit entre la Russie et l’Ukraine.
Le 1er juin, le gouvernement tchadien a déclaré officiellement se trouver dans un état « d’urgence alimentaire et nutritionnelle ». Le Plan de réponse humanitaire de mars 2022 prévoit que plus de 5,3 millions de personnes, dont 50 % de femmes, seront menacées par l’insécurité alimentaire au Tchad cette année.
Selon le Plan, plus d’un tiers de la population est concerné dans 17 des 23 provinces, avec un « taux de prévalence de 10,9 % de malnutrition aiguë globale et de 2 % de malnutrition aiguë sévère ». Bien que les effets se fassent ressentir partout dans le pays, c’est dans les provinces sahéliennes que la situation est la plus grave. En effet, dans la province du Lac, 20 à 25 % de la population est menacée.
Au Cameroun, la situation alimentaire est également catastrophique. Selon le cadre harmonisé présenté le 18 mai par le ministre de l’Agriculture et du Développement rural, plus de 2,8 millions de personnes, soit 11 % de la population, sont en situation de crise alimentaire aiguë. L’insécurité alimentaire frappe particulièrement la région de l’Extrême-Nord, la plus pauvre du pays, où elle affecte environ 5 % de la population.
Le terrorisme est à l’origine de l’aggravation de la crise alimentaire dans le bassin du lac Tchad
Les autorités du Niger ont annoncé en février qu’environ 4,4 millions de personnes, soit environ 20 % de la population, se trouvaient en état d’insécurité alimentaire grave. Cette situation est plus alarmante encore dans les zones de conflit, notamment dans la région de Diffa.
Bien que le Nigeria n’ait pas lancé d’appel officiel à l’aide ni déclaré d’urgence cette année, les Nations unies estiment que plus de quatre millions de personnes sont victimes de la crise alimentaire dans les États d’Adamawa, de Borno et de Yobe.
Le terrorisme est la principale cause de l’insécurité alimentaire dans le bassin du lac Tchad, avec des attaques répétées de la part des deux factions dissidentes de Boko Haram, le Groupe sunnite pour la prédication et le djihad et la Province Afrique de l’Ouest de l’État islamique. Ces faction en profitent pour voler des denrées alimentaires et empêchent les agriculteurs d’accéder à leurs champs. L’insurrection dure depuis si longtemps que la faim semble dorénavant banale, en particulier dans les régions qui endurent des atrocités depuis plus de dix ans.
Liés à l’exploitation des ressources naturelles, les affrontements intercommunautaires sont également récurrents. Ces conflits contraignent les populations à fuir et perturbent le commerce et les activités agropastorales. Ils entraînent une chute drastique des niveaux de production et gênent le transport des produits alimentaires, faisant monter les prix. Plus la situation s’aggrave, plus les communautés se précarisent, ce qui entrave les initiatives régionales pour la stabilité et le développement.
À mesure qu’augmente la dépendance à l’égard de l’aide humanitaire, il devient de plus en plus difficile de mobiliser des fonds
Des études montrent que l’élévation des températures et les perturbations des cycles des précipitations par le changement climatique diminuent également la production alimentaire dans le bassin du lac Tchad. Non seulement les saisons des pluies sont raccourcies et le nombre de jours de pluie baisse, mais les sécheresses deviennent plus régulières et les inondations récurrentes.
Les communautés qui ont encore la capacité de produire des denrées alimentaires, parce qu’elles vivent dans des zones sûres, se retrouvent dans un état d’incertitude permanente quant aux précipitations. Une succession d’épisodes de sécheresse et d’inondations a un effet cumulatif sur les niveaux de production. Dans certaines régions, comme dans l’Extrême-Nord du Cameroun, les ennemis des cultures comme les oiseaux granivores, les sauterelles et les chenilles légionnaires ajoutent à ces difficultés. Cette année, la situation est déjà catastrophique en raison des fortes pluies qui ont provoqué des inondations dans de nombreuses régions.
En 2020 et 2021, la pandémie de COVID-19 a aussi contribué au ralentissement de l’économie, entraînant une baisse des revenus journaliers et limitant les opportunités d’emploi. Les effets de la pandémie ont été exacerbés par la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Cette guerre oppose deux États parmi les plus grands fournisseurs mondiaux de denrées alimentaires de base et d’engrais, notamment pour l’Afrique. Les perturbations de l’approvisionnement produisent une flambée des prix des produits alimentaires et des engrais, ce qui fait peser une incertitude quant aux futurs rendements agricoles.
Un rapport sur la sécurité alimentaire, publié en mai par le Réseau des systèmes d’alerte précoce contre la famine, note que sur la plupart des marchés ruraux de l’Extrême-Nord du Cameroun, 50 kg d’engrais minéraux NPK se vendent aujourd’hui à un prix 10 à 15 % plus élevé qu’en 2020 et 2021.
Il faut des réponses innovantes à long terme pour se doter de méthodes de production adaptables
Le niveau de vie des communautés s’érode à mesure qu’elles luttent pour maintenir un niveau de production minimum et tâchent de résister à la crise alimentaire. La dépendance à l’égard de l’aide humanitaire est toujours plus grande, tandis qu’il est de plus en plus difficile de mobiliser des fonds.
Le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires indique que seuls 21 % des 2,57 milliards de dollars nécessaires à l’aide humanitaire dans le bassin du lac Tchad ont pu être collectés pour l’année en cours. Selon la Stratégie régionale pour la stabilisation du bassin du lac Tchad, il faut impérativement améliorer la situation humanitaire de toute urgence pour permettre aux communautés de rebondir et de se développer.
L’aide alimentaire d’urgence pourrait sauver des vies à court terme, mais elle ne suffira pas pour ceux qui sont déjà dans une situation de crise alimentaire chronique. Il faut apporter des réponses innovantes à long terme pour améliorer l’adaptabilité des méthodes de production. Il s’agit notamment d’améliorer les systèmes d’irrigation, de développer davantage de polders et d’introduire des technologies et des variétés agricoles adaptées.
Pour améliorer la disponibilité des denrées alimentaires au niveau local, les pays du bassin du lac Tchad devraient faciliter le transport des denrées produites sur place ou importées. Ils devraient également sécuriser les principaux axes routiers utilisés pour le transport commercial des aliments dans la région. Beaucoup de routes sont en état de dégradation avancée et doivent être remises en état, comme c’est le cas pour l’axe Garoua-Maroua-Kousséri-N’Djamena.
Il faut inscrire des solutions durables à la crise alimentaire et nutritionnelle dans l’agenda global du bassin du lac Tchad et de l’Union africaine pour la stabilisation. Ces solutions devraient également constituer des priorités pour le prochain forum des gouverneurs du bassin du lac Tchad, qui se tiendra à N’Djamena. Ce rendez-vous de haut niveau rassemblera les acteurs locaux, nationaux, régionaux et internationaux impliqués dans la mise en œuvre de la stratégie régionale de stabilisation.
Remadji Hoinathy, chercheur principal, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad, Dakar, et Célestin Delanga, consultant à l’ISS
Image : © Giulio d’Adamo/WFP
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