La violence communautaire au Cameroun accentue l'insécurité dans le bassin du lac Tchad
Il est impératif d'empêcher la propagation à l’échelle régionale de ces affrontements, comme cela s'est produit avec le terrorisme et la criminalité organisée.
Publié le 04 octobre 2021 dans
ISS Today
Par
Célestin Delanga
chargé de recherche, Afrique centrale et bassin du lac Tchad, ISS
Remadji Hoinathy
chercheur principal, Afrique centrale et bassin du lac Tchad, ISS
La région du bassin du lac Tchad est minée par l'insécurité. Outre la terreur entretenue par Boko Haram, la criminalité organisée et les enlèvements contre rançon dans la région, une propagation des conflits communautaires au Cameroun est à craindre, car elle déstabiliserait davantage l'ensemble de la région.
Dans l'Extrême-Nord du Cameroun, les rivalités intercommunautaires sont liées aux conflits fonciers et à l'eau, notamment. Depuis le mois de mai, 15 personnes ont perdu la vie et 50 ont été blessées dans des affrontements. La présence illégale d'armes artisanales ou manufacturées rend les affrontements encore plus meurtriers.
Les habitants de ces régions vivent de l'élevage, de l'agriculture et de la pêche. Ces activités sont concentrées autour de rivières et de ruisseaux qui offrent des pâturages, de l'eau et des terres arables. Le changement climatique accroît la concurrence pour ces ressources rares, ce qui, attisé par des politiques identitaires, conduit à des conflits violents.
De nombreuses communautés vivent dans les vastes zones transfrontalières à cheval sur les quatre pays du bassin du lac Tchad, à savoir le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le Tchad. Par exemple, les Kanouri, les Arabes Shoa et les Boudouma se trouvent dans les quatre pays, tandis que les Kotoko et les Mousgoum résident au Cameroun et au Tchad. Les frontières y sont extrêmement poreuses, surtout lorsqu'elles traversent des rivières ou le lac.
Au cours du dernier conflit, des Tchadiens ont rejoint leurs proches dans la zone de conflit du Cameroun
Le 11 août, les communautés Mousgum et Arabes Shoa se sont affrontées pour des terres dans le canton d'El Birké, dans la commune de Logone-Birni. Douze personnes sont mortes et 48 ont été grièvement blessées. Suite à ce conflit, plus de 11 000 Camerounais ont traversé le fleuve Logone pour se réfugier dans les localités tchadiennes d'Ondouma et de Ngama Kotoko.
Zones de conflit dans la région de l'Extrême-Nord du Cameroun (cliquez sur le carte pour agrandir l'image)
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Les confrontations ont eu lieu pendant la saison des pluies, période durant laquelle de graves inondations rendent difficile l'acheminement de l'aide d'urgence aux réfugiés. Cette situation s'ajoute aux besoins humanitaires croissants causés par la crise prolongée de Boko Haram.
En juin, de sanglants conflits fonciers ont opposé les Arabes Shoa à la communauté Kotoko dans le canton d'Aboudangala, également situé dans le Logone-Birni. Deux personnes ont été tuées et quatre grièvement blessées. En mai, un différend concernant l'accès à l'eau a entraîné des combats entre les Kanouri et les Arabes Shoa à Waza. Une personne est morte et quatre ont été blessées.
Ces tensions communautaires ne sont pas nouvelles. Des affrontements entre les Kotoko et les Mousgoum ont fait huit morts et 60 blessés à Zina en 2007. De même, les violences entre les Arabes Shoa et les Kotoko ont entraîné la mort de 68 personnes et fait 395 blessés à Kousseri en 1992.
La quasi-totalité des personnes impliquées dans ces conflits vivent de part et d'autre de la frontière entre le Cameroun et le Tchad. Les Arabes Shoa vivent également dans certaines parties de l'État de Borno au Nigeria, et au Niger. Des recherches menées par l'Institut d'études de sécurité ont révélé que lors du dernier conflit, en août 2021, il y a eu un afflux de personnes issues de diverses communautés tchadiennes vers la zone de conflit au Cameroun pour prêter main forte à leurs proches. Les frontières poreuses de la région, notamment sur les fleuves, facilitent ce flux.
Il est fort probable que cette situation se répande au niveau régional. Les problèmes de sécurité dans le bassin du lac Tchad prennent souvent une ampleur régionale en raison de la proximité anthropologique, historique et économique des populations vivant dans la région.
Le recours croissant aux armes à feu dans les conflits locaux exige une attention immédiate de la part des gouvernements de la région
La circulation d'armes à feu entre les mains d'anciens rebelles, de membres des armées nationales et de contrebandiers est due aux conflits armés qui sévissent depuis longtemps au Tchad, au Soudan, en Libye, au Nigeria et en République centrafricaine. L'utilisation croissante d'armes à feu dans les affrontements communautaires dans cette région déjà instable requiert toutefois l'attention immédiate des gouvernements des pays du bassin du lac Tchad.
Les autorités camerounaises ont déjà intensifié leurs efforts en lançant une opération de désarmement après les incidents violents du mois d'août à El Birké. Cette opération doit être maintenue et étendue à l'ensemble de la zone de conflit. Elle doit également faire l’objet d’une coordination avec les autres pays du bassin du lac Tchad afin de « faire taire les armes » de manière efficace dans la région.
Enfin, les réponses aux rivalités locales doivent être réévaluées. Les initiatives de réconciliation menées par le gouvernement camerounais, qui font certes l'objet d'une attention médiatique, ont peu de chances de résoudre les différends. Elles consistent en des réunions officielles de chefs communautaires sous l'égide des autorités publiques et, en tant que telles, restent très protocolaires. Il convient d'adopter une approche à long terme qui tienne compte de la nature des conflits et de leurs fondements historiques et économiques.
Les initiatives actuelles de réconciliation menées par le gouvernement camerounais sont peu susceptibles de résoudre les conflits
Une compréhension des causes sous-jacentes des affrontements plutôt que de leurs manifestations sporadiques permettrait d'élaborer des solutions durables. Les mécanismes de justice transitionnelle méritent également d'être explorés pour répondre aux préoccupations en matière de poursuites judiciaires, de recherche de la vérité, de réconciliation et d’apaisement des communautés affectées. Enquêter sur les auteurs présumés des attaques, les poursuivre en justice et indemniser les victimes pourraient contribuer à apaiser le désir de vengeance intra et intercommunautaire.
Le rôle des autorités traditionnelles (chefs communautaires et religieux) et les moyens qu'elles utilisent pour gérer les ressources et prévenir et résoudre les conflits doivent également être renforcés. En raison de leur statut social et du rôle de premier plan qu'elles jouent en tant que garantes de la tradition, ces autorités sont les mieux placées pour organiser des processus de réconciliation auxquels leurs communautés feront confiance et participeront.
Remadji Hoinathy, chercheur principal, Bureau régional de l'ISS pour l'Afrique de l'Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad et Célestin Delanga, chercheur associé de l'ISS
Cet article a été réalisé grâce au financement du gouvernement des Pays-Bas.
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