Transition au Tchad : un test pour l'Afrique centrale

La transition anticonstitutionnelle du pays reflète les problèmes de gouvernance d’une région qui compte les présidents les plus anciens d’Afrique.

La mort du président Idriss Déby Itno en avril a suscité maints débats. Il s’agissait notamment de savoir si un changement de leadership ne risquait pas de mettre à mal le rôle de premier plan qu’occupe le Tchad dans la lutte contre les groupes extrémistes violents au Sahel et dans le bassin du lac Tchad.

Les événements qui se déroulent actuellement dans le pays sont cependant intéressants à d’autres titres. En effet, ils reflètent le caractère tendu de nombre de transitions dans les États d’Afrique centrale, une région qui attire moins l’attention de la communauté internationale que d’autres sur le continent, hormis pour ce qui concerne ses richesses minérales.

Le Tchad se trouve au carrefour de l’Afrique centrale, de l’Ouest, du Nord et de l’Est. Ce pays possède néanmoins une culture politique typique de l’Afrique centrale et il est membre de la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC).

Pays de la CEEAC

Pays de la CEEAC

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Après la disparition soudaine de Déby, le Conseil militaire de transition dirigé par son fils, Mahamat Idriss Déby, a pris le contrôle du Tchad. Arguant d’une situation sécuritaire exceptionnelle, le Conseil a suspendu la Constitution et toutes les institutions républicaines, promettant d’entamer une transition de 18 mois.

Cette transition anticonstitutionnelle reflète la myriade de problèmes auxquels sont confrontés la plupart des États membres de la CEEAC en matière de gouvernance. Les chefs d’État restent au pouvoir pendant des dizaines d’années et procèdent à des réformes constitutionnelles visant notamment à abolir la limite du nombre de mandats. Les autorités privilégient un style de gouvernance informel qui affaiblit systématiquement les contre-pouvoirs des institutions.

Dans une région aux ressources naturelles abondantes, ces déficits de gouvernance sont particulièrement préjudiciables et ouvrent la porte à une corruption généralisée, perpétuant un sous-développement chronique. Les pays de la CEEAC ne reçoivent qu’une attention et un soutien minimes de la communauté internationale ; les perspectives économiques et de développement des pays de la région sont loin d’être optimistes.

Le Cameroun, la Guinée équatoriale, la République du Congo, le Gabon et la République démocratique du Congo (RDC) sont au nombre de ces pays.

La plupart des États de la CEEAC confèrent un pouvoir excessif au président, avec peu de contre-pouvoirs

La plupart des États de la CEEAC ont un système présidentiel qui confère une quantité excessive de pouvoir au président, et peu ou pas de systèmes de responsabilisation. Le président est souvent entouré de représentants et de conseillers en proie à des rivalités et à des luttes de succession féroces.

Dans ce contexte, la Constitution et la loi passent au second plan. Les changements de pouvoir, en particulier ceux qui surviennent soudainement, sont souvent façonnés par l’influence de la famille, par les relations personnelles et par les forces de sécurité. Dans certains cas, des partenaires extérieurs jouent également un rôle perturbateur. La RDC, le Gabon et maintenant le Tchad ont connu de telles situations.

Au Tchad, les premières dispositions prises par la junte militaire illustrent l’importance de la famille Déby dans les affaires de l’État et la prédominance de son groupe ethnique, les Zaghawas, dans les forces de défense et de sécurité. Sur les 15 généraux qui sont membres du Conseil militaire de transition, 10 sont Zaghawas. Treize sont des musulmans originaires du nord du pays, et seuls deux d’entre eux sont originaires des provinces du sud, plus peuplées.

Dans la plupart des transitions des pays de la CEEAC, il n’y a guère de consensus quant à la manière de déléguer les pouvoirs de la présidence à d’autres. Les décisions politiques informelles sapent les dispositions légales et les institutions sont contournées par des réseaux parallèles qui rendent compte directement au président. Divers acteurs de la famille, du clan, du gouvernement et de l’armée revendiquent une part dans la transition. Tout cela rend un changement de gouvernement pacifique et constitutionnel peu probable.

Des décisions politiques informelles sapent les dispositions légales qui devraient régir la transition

Les quelques pays de la CEEAC qui présentent une dynamique différente ont vécu des transitions résultant d’une victoire militaire pure et simple ou d’une libération nationale. En Angola, au Burundi et au Rwanda, les partis au pouvoir issus des mouvements de libération gardent un contrôle étroit sur la gouvernance et sur les changements de pouvoir.

Le caractère imprévisible des transitions nationales est compliqué par l’absence de mécanisme régional qui traiterait des problèmes de gouvernance. Un bref recensement des instruments juridiques de la CEEAC (notamment du Traité révisé du Protocole relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité de l’Afrique centrale de décembre 2019) présente les priorités des États membres.

Au lieu d’une gouvernance qui assure une stabilité durable, les pays de la CEEAC se focalisent sur les menaces à la sécurité de l’État, telles que la criminalité transfrontalière, la piraterie et les groupes armés. Contrairement à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, la CEEAC ne dispose pas d’un protocole contraignant en matière de démocratie et de gouvernance que l’organisme régional peut contrôler. Elle se réfère uniquement à la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, ratifiée par seulement cinq de ses onze États membres.

Au fil des ans, la plupart des chefs d’État de la CEEAC ont opté pour des révisions constitutionnelles visant à prolonger leurs mandats et étendre leur pouvoir aux branches législatives et judiciaires du gouvernement. Le Tchad, par exemple, a modifié la limite du nombre de mandats présidentiels en 2005. Les présidents de la région détiennent le record d’Afrique de longévité au pouvoir.

Contrairement à la CEDEAO, la CEEAC n’a pas de protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance

Comme on l’a vu lors de la transition au Tchad et dans d’autres cas en Afrique centrale, le transfert de pouvoir de dirigeants enracinés conduit souvent à des passations douteuses de père en fils, à des putschs militaires déguisés et à des élections inéquitables.

La CEEAC a récemment fait l’objet de réformes institutionnelles visant à améliorer sa portée stratégique et opérationnelle. Il reste à voir si elle peut prendre des mesures audacieuses, notamment contre les changements anticonstitutionnels de gouvernement. Par le passé, les chefs d’État de la Communauté se sont montrés réticents à intervenir dans les affaires internes des autres pays membres, sauf dans le cas de conflits ouverts comme en RCA.

Pour des raisons historiques et politiques, l’Afrique centrale a reçu moins d’attention et de pression internationale pour améliorer la gouvernance, la démocratie et l’état de droit que d’autres régions du continent. Il reste difficile d’anticiper les transitions politiques en Afrique centrale et d’y répondre.

Les partenaires du développement, les chercheurs en politique et le secteur privé doivent mieux comprendre l’économie politique de la gouvernance qui prévaut dans les pays de la région. Cela commence par l’évaluation de l’influence des membres de la famille des dirigeants, des partis au pouvoir et de leurs opposants, des forces de défense et de sécurité, de l’administration publique et de la société civile organisée. Cette approche permettrait d’identifier des opportunités de transitions de pouvoir prévisibles, stables et constitutionnelles en Afrique centrale.

Paul-Simon Handy, conseiller principal, ISS Dakar, et Félicité Djilo, chercheur indépendant sur les questions de paix et de sécurité en Afrique

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