Le Tchad à la croisée des chemins
Adoubée par ses partenaires internationaux, la junte militaire qui a succédé au Président Déby donne peu de signes d’ouverture au dialogue.
Publié le 04 mai 2021 dans
ISS Today
Par
Paul-Simon Handy
directeur régional pour l’Afrique de l’Est et représentant de l’ISS auprès de l’UA
Remadji Hoinathy
chercheur principal, Afrique centrale et bassin du lac Tchad, ISS
La mort subite du président Déby le 20 avril 2021 a été suivie d’une prise de pouvoir par un Conseil militaire de transition (CMT) dirigé par le fils de Déby, âgé de 37 ans, le général de corps d'armée Mahamat Idriss Déby. Arguant d’une situation sécuritaire exceptionnelle, le CMT a immédiatement suspendu la Constitution ainsi que toutes les institutions républicaines et promis de mener une transition de 18 mois.
Saluée par la communauté internationale, cette prise de pouvoir inconstitutionnelle a été vivement rejetée par de nombreux Tchadiens. C’est pourquoi, bravant l’interdiction du CMT, de nombreux manifestants ont répondu, le 27 avril 2021, à l’appel à manifester des partis politiques et des organisations de la société civile.
Ils manifestaient contre un coup d'État aux allures de dévolution dynastique du pouvoir au Tchad. Les manifestations ont été sévèrement réprimées, causant au moins neuf morts, plusieurs dizaines de blessés et de nombreuses arrestations. Ces évènements jettent un doute sur la volonté du CMT d’ouvrir un dialogue inclusif pour sortir le Tchad de l’impasse politico-militaire dans laquelle 31 années de présidence Déby l’ont conduit.
L’ampleur des manifestations est révélatrice du niveau de tension que ce énième coup d'État a instauré dans le pays. Dans un rare élan de solidarité, les principaux partis d'opposition, les organisations de la société civile et le principal syndicat du pays ont tous rejeté le CMT et appelé à un dialogue élargi aux mouvements armés. La Conférence épiscopale du Tchad s’est jointe à cet appel et réclame un retour à l’ordre constitutionnel. En plus des civils, un groupe de généraux dissidents aurait pris position contre le CMT dans la presse.
Toléré par la communauté internationale, le coup d’État a été vivement rejeté par de nombreux Tchadiens
Le mécontentement social et la répression qui s’en est suivi constituent un coup dur pour le CMT, qui se voit ainsi confronté à un deuxième front, après celui de la rébellion du Front pour l'alternance et la concorde au Tchad (FACT). En effet, le 11 avril, une colonne du FACT a lancé une offensive qui l'a conduite de la frontière libyenne à la région de Kanem, à environ 300 km de N'Djaména, parcourant près de cinq cents kilomètres, et ce, en une semaine.
C’est d’ailleurs sur le champ de bataille contre le FACT que le président Déby a été mortellement blessé. Acculé par l’armée tchadienne et grâce à une tentative de médiation des chefs d’États de la Mauritanie et du Niger, partenaires du Tchad au sein du G5 Sahel, le FACT a infléchi sa position. Sa proposition de solution politique incluant toutes les parties a toutefois été rejetée par un CMT confiant en sa capacité de vaincre militairement la rébellion. De violents combats ont ainsi repris entre l’armée tchadienne et le FACT au nord Kanem, toute la semaine du 26 avril.
La junte a ainsi tourné le dos au dialogue réclamé par de nombreuses couches de la société tchadienne et a procédé à des nominations à des postes clés dont celui de Premier ministre. Le 2 mai 2021, ce dernier a composé un gouvernement qui, bien qu’élargi à deux importants partis de l’opposition, ne reflète pas la large inclusion souhaitée par les partis et la société civile. Ces nominations confirment la volonté des militaires de perpétuer le système de Déby, un système adossé sur la famille, le clan, l’armée et les alliés.
La nécessité d’un dialogue national inclusif au Tchad est d’autant plus prononcée que s’il est vrai que 31 années de présidence Déby ont apporté une certaine stabilité au Tchad, celle-ci est le fait d’une gouvernance autoritaire, personnelle et militarisée, qui a fortement négligé de diversifier l’économie.
L’ampleur des manifestations au Tchad témoigne du niveau de tension que ce énième coup d'État y a instauré
L’exploitation du pétrole par le Tchad à partir de 2003 n’a que très peu profité à la population. Troisième pays le plus pauvre du monde, le Tchad est aujourd’hui classé 187e sur 190 par l’Indice de développement humain des Nations unies et affiche l’un des budgets de défense les plus élevés par rapport au PIB en Afrique. Ces dépenses exorbitantes de défense et de sécurité n’ont pas seulement permis de sécuriser le pouvoir de Déby, mais lui ont aussi permis d’entretenir une subtile diplomatie militaire dans la région.
L’idée d’un Tchad indispensable à la sécurité du Sahel et du bassin du lac Tchad a permis au président Déby de faire l’impasse sur l’édification de la nation et de l'État et la lutte contre les inégalités. Ceci explique l’embarras de certains acteurs de la communauté internationale, notamment la France, qui ne semblent considérer le Tchad que pour son rôle de pourvoyeur de soldats pour la lutte contre l’extrémisme violent dans le Sahel et le bassin du lac Tchad.
Au Mali, la junte qui a pris le pouvoir en août 2020 a été contrainte, notamment par des sanctions, de dialoguer avec les forces vives pour mettre en place une transition inclusive. Dans le cas du Tchad, l’adoubement d’un coup d'État par les nombreux partenaires du Tchad dénote du peu de cas fait aux principes démocratiques, du moment où des intérêts sécuritaires sont en jeu.
Au nom d’intérêts perçus comme communs dans le Sahel, la France accompagne la mise en place d’un régime militaire sur les cendres d’un autre qu’elle a soutenu pendant 31 ans. Devenus dépendants des arrangements franco-tchadiens, les pays du G5 Sahel aussi ont pris acte du coup d’État militaire. Hésitante initialement quant à la voie à suivre, l’Union africaine (UA), à travers son Conseil de paix et de sécurité (CPS), a été une des rares institutions à s’inquiéter de la mise en place du CMT et a appelé à un retour rapide à l’ordre constitutionnel. Une délégation de l’UA séjourne actuellement dans le pays et soumettra des recommandations au CPS.
Devenus dépendants des arrangements franco-tchadiens, les pays du G5 Sahel ont pris acte du coup d’État militaire
Comme l’incertitude induite par la disparition brusque du président Déby le démontre, la paix et la stabilité du Tchad ne doivent pas dépendre d’un pouvoir personnalisé, incarné par un leader, aussi charismatique fut-il. Sans dialogue, les partis politiques, les organisations de la société civile et même une frange de l’armée pourraient se radicaliser et replonger le pays dans un nouveau cycle de violence. L’opposition factice entre les impératifs justifiés de sécurité et le respect des principes républicains, évoquée par le CMT pour s’emparer du pouvoir, semble cacher des desseins inavoués des militaires et de leurs alliés internes comme externes.
Pour éviter de replonger le Tchad dans une nouvelle expérience politico-militaire qui pourrait se prolonger sur plusieurs décennies, le CMT doit procéder à une large ouverture du gouvernement et surtout, écouter la population tchadienne qui a longtemps subi, et non choisi, ses dirigeants. Les diplomaties sous-régionale, africaine et internationale devraient accompagner les militaires dans cette tâche délicate, qui, mal accomplie, pourrait perpétuer l’instabilité dans le pays et la sous-région.
Remadji Hoinathy, chercheur principal et Paul Simon Handy, conseiller régional principal, Bureau régional de l'ISS pour l'Afrique de l'Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad
Cet article a été réalisé avec le soutien du Gouvernement des Pays-Bas.
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