Tourner le dos au terrorisme : les enseignements du bassin du lac Tchad

La riche expérience décennale de la région en matière de gestion des désengagements de Boko Haram peut inspirer l'Afrique de l'Ouest et le Sahel.

Les groupes terroristes au Sahel montrent une résilience croissante, ce qui complique la tâche des gouvernements et de leurs partenaires qui cherchent à les affaiblir. Alors que la région explore des alternatives aux opérations militaires, les efforts de démobilisation et de réintégration des déserteurs des groupes extrémistes violents pourraient considérablement réduire la menace.

Depuis plus de cinq ans, les pays du bassin du lac Tchad ont entrepris des programmes de désarmement, démobilisation, rapatriement, réintégration et réinstallation (DDRRR). Leurs expériences peuvent servir de modèles pour d’autres pays du Sahel et du littoral ouest-africain touchés par ce fléau et intéressés par cette approche.

Depuis 2016, le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigéria — pays du bassin du lac Tchad touchés par Boko Haram — ont adopté des stratégies combinant des actions militaires et non militaires pour combattre le terrorisme. Les opérations militaires seules s'étant révélées inefficaces, les efforts non militaires ont pris une place essentielle, notamment en encourageant le désengagement et la défection au sein de Boko Haram à travers le processus DDRRR. Cette approche a contribué à réduire les effectifs combattants du groupe, en particulier de la faction Jama'atu Ahlis-Sunna Lidda'Awati Wal Jihad (JAS). Ces méthodes se sont révélées généralement efficaces dans la lutte contre l'organisation terroriste.

Depuis la mort de son chef, Abubakar Shekau, en 2021, le JAS a vu plus de 70 000 de ses membres quitter le groupe. Cette vague de désengagements est la plus récente d’une série d’épisodes similaires à travers toute la région, où d’anciens membres et collaborateurs sont désormais hors d’atteinte et de contrôle du groupe.

Le processus DDRRR, associé à d’autres approches, peut aider à combattre efficacement l’extrémisme violent

Si la mort de Shekau a été l’un des principaux éléments déclencheurs de la dernière vague de défections, les précédentes s’expliquaient par d’autres raisons. Il s’agissait notamment de la manière dont étaient menées les opérations militaires, de la désillusion idéologique face à Boko Haram et de l’insatisfaction liée aux ambitions économiques qui motivent l’adhésion au groupe. Les rivalités intra et inter-factions, qui ont conduit à la scission de Boko Haram en 2016, et les rivalités à la tête du groupe ont également contribué à ces défections.

Comprendre ces dynamiques est aussi important que la gestion des départs du groupe, car les parties prenantes peuvent sur cette base apporter des réponses adaptées. Des recherches sur les motivations et le rôle des adhérents des groupes terroristes peuvent aider les pays d’Afrique de l’Ouest touchés par le fléau, tels que le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire, à concevoir et à mettre en œuvre des programmes qui tiennent directement compte des différentes trajectoires des combattants.

Dans le bassin du lac Tchad, tous les membres de Boko Haram ne s’enrôlent pas pour des raisons idéologiques. Si certains y adhèrent pour des raisons économiques, d’autres cherchent à se protéger et à protéger leurs proches à la fois du groupe et des forces de sécurité. En effet, Boko Haram recourt souvent à la violence envers ceux qui refusent de rejoindre le groupe. Les forces de sécurité sont quant à elles connues pour procéder à l’arrestation arbitraire de jeunes hommes en « âge de combattre » en les accusant de terrorisme. En intégrant un groupe terroriste, les individus se donnent la possibilité de fuir et de se procurer des armes en cas de représailles des soldats.

D’autres membres de Boko Haram sont enrôlés de force. D’autres encore sont recrutés par des membres de leur famille ou soumis à des pressions de leurs pairs. Ces recrues jouent différents rôles au sein de Boko Haram et sont souvent contraintes de travailler sans rémunération ou de participer à des attaques.

Les pays ouest-africains doivent assurer la solidité institutionnelle et juridique des politiques et des programmes

Les résultats de ces recherches peuvent également aider à concevoir des messages adaptés et à identifier les canaux de diffusion à même d’inciter davantage de membres à déserter ces groupes. Dans le bassin du lac Tchad, les gouvernements ont largement utilisé les stations de radio communautaires pour diffuser des messages dans les langues locales. Ces messages promettaient la sécurité, la réadaptation et la réintégration, ainsi que le respect des droits fondamentaux pour ceux quittant Boko Haram. De nombreux membres ont effectivement quitté le groupe suite à ces diffusions, et les parents proches et leaders communautaires peuvent également contribuer à relayer ces messages.

Malgré les succès obtenus, la gestion des désertions dans le bassin du lac Tchad s’est accompagnée de plusieurs défis que les pays voisins devraient éviter de reproduire. Ces défis comprennent l’inadéquation de certaines lois, le manque de sensibilité aux questions de genre, les problèmes de coordination et les promesses non tenues faites à d’anciens collaborateurs en cours de DDRRR. Outre les compétences qu’ils acquièrent, les anciens membres se voient promettre des mesures d’autonomisation (sous forme d’argent, d’équipement, etc.) pour faciliter leur réintégration dans la société. Bien souvent, ces promesses sont soit non tenues, soit partiellement honorées.

Le manque de concertation avec les populations locales peut également constituer un problème. Les populations touchées doivent en effet être associées au processus dès le début, et leurs besoins et attentes doivent être pris en compte. Elles sont les premières à souffrir des violences commises par les extrémistes et sont souvent celles qui accueillent d'anciens membres de ces groupes pendant et après les processus de DDRRR. Leur mise à l’écart de ces processus est souvent contre-productive et limite les chances de succès. Au Nigéria, lors des premières phases de l’opération « Safe Corridor », certains anciens du programme de DDRRR se sont vus rejetés par leur communauté.

Un autre enseignement pour les pays d’Afrique de l’Ouest concerne la présence de femmes dans les rangs de Boko Haram. Il est important de comprendre leurs fonctions et d’éviter de traiter toutes les femmes comme de simples victimes. Les recherches démontrent qu’elles jouent un rôle actif au sein des groupes terroristes, notamment en participant activement aux combats, en se portant volontaires pour commettre des attentats-suicides et en travaillant comme espionnes, recruteuses et facilitatrices des activités de leurs maris.

Le Niger et le Nigéria ont une riche expérience à partager en matière de DDRRR

La mondialisation de l’extrémisme violent exige une bonne coopération transfrontalière entre les pays, en plus des mesures prises à l’échelle nationale. Étant donné que l’appartenance à un groupe terroriste va au-delà des frontières, la Stratégie régionale pour la stabilisation, le redressement et la résilience des zones touchées par Boko Haram, pilotée par la Commission du bassin du lac Tchad, constitue un exemple à suivre pour les pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest.

Individuellement et collectivement, les gouvernements de la région doivent également veiller à ce que leurs politiques et programmes bénéficient d’un soutien institutionnel et juridique. Il est possible d’éviter certains problèmes en adoptant des lois qui garantissent le bon fonctionnement des programmes de DDRRR.

Le DDRRR, combiné à d’autres approches, pourrait permettre de lutter efficacement contre l’extrémisme violent. Mais il doit pour cela être mis en œuvre de manière efficace. Pour y parvenir, les pays d’Afrique de l’Ouest ont l’avantage de pouvoir étudier les résultats obtenus par leurs voisins du bassin du lac Tchad. Compte tenu de leur position géostratégique en tant que trait d’union entre le bassin du lac Tchad et l’Afrique de l’Ouest, le Niger et le Nigéria ont un rôle essentiel à jouer dans le partage des enseignements tirés de la mise en œuvre des programmes de DDRRR.

Malik Samuel, chercheur, bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad

Lisez la note d’analyse sur les enseignements du bassin du lac Tchad ici.

Image : © Amelia Broodryk/ISS

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