Réussir Goudoumaria : les ex-associés de Boko Haram se réintègrent-ils ?
Les leçons tirées du programme de DDRRR du Niger doivent inspirer les efforts de stabilisation au niveau national et dans la région du bassin du lac Tchad.
Publié le 08 décembre 2021 dans
ISS Today
Par
Remadji Hoinathy
chercheur principal, Afrique centrale et bassin du lac Tchad, ISS
Depuis 2015, combattants, associés et individus enlevés ou piégés ont commencé à quitter Boko Haram. Ces défections ont augmenté de manière exponentielle en 2021, notamment au Cameroun et au Nigeria, depuis la mort d'Abubakar Shekau, chef de la faction Jama'atu Ahlis Sunnah lid-Da'wati wa'l-Jihad de Boko Haram.
Ces départs du groupe ont ouvert une fenêtre d’opportunité aux pays du bassin du lac Tchad dans leur lutte contre Boko Haram et ses affiliés pour encourager davantage de désertions dans les rangs de ces groupes et les affaiblir.
Au Niger, en 2016, le gouvernement a lancé un appel à la reddition volontaire des membres de Boko Haram en leur promettant une amnistie, dans la région de Diffa au Sud-est du pays. Un centre d'accueil des personnes associées à Boko Haram ayant fait acte de reddition volontaire a été créé à Goudoumaria par l’arrêté du 4 février 2019 du ministère de l'Intérieur, de la Sécurité publique, de la Décentralisation et des Affaires coutumières et religieuses.
Cet arrêté, qui s’appuie sur la stratégie de sortie de crise de la région de Diffa et le document cadre de prise en charge de la reddition des éléments de Boko Haram, a formalisé le cadre juridique du centre, dont la construction a débuté en février 2017.
Au niveau régional, les États du bassin du lac Tchad ont inscrit le Désarmement, démobilisation, réhabilitation, réinsertion et réintégration (DDRRR) des personnes associées à Boko Haram dans les priorités de la Stratégie régionale de stabilisation, adoptée en 2018. Cette stratégie est portée par la Commission du bassin du lac Tchad, avec l’appui de l’Union africaine.
Depuis 2015, des combattants, des associés et des personnes piégées ou kidnappées quittent Boko Haram
Des recherches de l’Institut d’études de sécurité (ISS) au Niger ont révélé que la main tendue du gouvernement nigérien a servi de porte de sortie à certaines personnes associées à Boko Haram. À ce jour, au moins 375 ex-associés de Boko Haram, dont 30 femmes, auraient bénéficié du programme de réinsertion socioéconomique du centre.
Deux ans après la sortie du premier groupe, des questions subsistent encore quant à l’intégration réelle des ex-associés dans les communautés d’accueil et l’avenir du programme. Une capitalisation des résultats de ce programme permettrait d’amplifier son impact sur la stabilisation des régions affectées par Boko Haram.
Placé sous la tutelle du ministère de l'Intérieur, le centre d’accueil de Goudoumaria a une capacité d'accueil de 500 personnes. Il a pour vocation de prendre en charge les ex-associés de Boko Haram et de faciliter leur réinsertion sociale à travers une rééducation religieuse, une resocialisation et une formation professionnelle dans différents métiers. La Haute autorité à la Consolidation de la paix, rattachée à la présidence, supervise l’ensemble de ce processus, avec la participation des autorités locales et des partenaires au développement.
Au terme de cette formation et d’un accompagnement psychosocial, les ex-associés reçoivent un certificat de sortie, une attestation de formation professionnelle, un kit d’installation et dans le cas du premier groupe, une prime d’installation de 50 000 francs CFA. Ils prononcent également un serment coranique collectif de renonciation à l'extrémisme violent.
Afin de faciliter la réintégration des ex-associés et de prendre en compte les besoins de communautés d’accueil, des séances de sensibilisation ont été organisées. Un programme de soutien socioéconomique au profit de 600 jeunes de ces communautés a été mis en œuvre pour soutenir et renforcer leur résilience à l’extrémisme violent.
Certaines femmes ont déclaré qu'elles ont accédé au programme en tant qu'épouses ou filles de combattants, et non en tant que bénéficiaires à part entière
Des entretiens menés par l’ISS avec les bénéficiaires du programme après leur sortie du centre, avec des partenaires chargés de la mise en œuvre du programme et avec des autorités locales mettent en lumière un certain nombre de défis.
Au sujet du volet réinsertion du programme, des bénéficiaires ont déploré le manque de visibilité sur la durée de leur séjour à Goudoumaria et les lenteurs observées dans la mise en œuvre du programme.
Le premier groupe, d’environ 243 personnes, a résidé dans le centre de juillet 2017 à décembre 2019. Ce séjour de plus de deux ans a donné à certains l’impression d’un emprisonnement et créé des frustrations qui auraient provoqué des tentatives d'évasion du centre. Selon les autorités, ces lenteurs résultaient de retards accusés dans la mobilisation des ressources financières nécessaires à rendre le centre opérationnel. Le besoin de clarifier le cadre juridique et les critères d'éligibilité au programme, notamment ceux relatifs à l'amnistie, a aussi contribué à ce retard.
Quant au volet de réintégration, certains bénéficiaires ont affirmé n’avoir rencontré aucune difficulté à réintégrer leurs communautés d'accueil dans la région de Diffa.
En revanche, les ex-associés sont confrontés à des défis sur le plan économique. La plupart n’a pas pu se prendre en charge en pratiquant le métier appris. D’aucuns ont ainsi revendu leurs kits et s’adonnent à des activités précaires pour survivre. Certaines des formations reçues sont inadaptées aux besoins du marché, et dans quelque cas, l’économie locale a été éprouvée par la crise. Plusieurs des bénéficiaires estiment que la prime d’installation reçue était insuffisante.
Un manque de financement empêche actuellement le déploiement d'un programme adapté pour le troisième groupe
Ces retours d’expériences ont dissuadé certaines personnes toujours associées à Boko Haram de quitter le groupe. Cette situation aurait même poussé deux bénéficiaires du programme à regagner les rangs de Boko Haram. D’autres qui envisageaient de partir se seraient ravisés, de peur d'être exécutés par Boko Haram pour trahison.
Malgré la mise en place d’un dispositif de suivi basé sur les comités communaux de paix et les leaders communautaires, les ex-associés ont aussi déploré le manque d’accompagnement des autorités et de suivi régulier depuis leur sortie du centre. Ce suivi est encore moins efficace pour ceux qui sont intégrés dans des communautés éloignées de Diffa.
Les membres du comité de suivi régional interrogés ont déclaré qu'ils opéraient bénévolement et qu'ils n'avaient pas les moyens matériels et financiers de suivre la réintégration des ex-associés de manière adéquate.
Alors que les femmes jouent de multiples rôles pour Boko Haram, au-delà des rôles reproductifs et domestiques, certaines ont affirmé à l’ISS n'avoir pu accéder au programme qu'en tant qu'épouses ou filles de combattants, et non comme bénéficiaires à part entière. Cette sous-estimation des rôles joués par les femmes au sein du groupe renvoie à des stéréotypes profondément ancrés qui pourraient réduire l'attractivité du programme pour ces dernières.
En outre, malgré la séparation des bénéficiaires en fonction de leur sexe au sein du centre, au moins un cas de viol a été rapporté. Ce cas, isolé selon les autorités nigériennes, démontre la nécessité de mesures spécifiques de protection des femmes et des filles tout au long du processus de DDRRR.
Après le premier groupe, un deuxième d’environ 46 personnes a intégré le centre en octobre 2020. Ce groupe en est sorti 7 mois plus tard, un séjour nettement plus court que celui du premier groupe. Ceci est dû à un manque et à des fluctuations du financement de la part de l'État et de ses partenaires, ce qui a eu des répercussions sur le fonctionnement du centre et sur le programme.
Cette durée réduite s’explique aussi par une volonté de prendre en compte les recommandations formulées lors d’un atelier de capitalisation organisé le 3 décembre 2020 à Diffa. Ces recommandations incluent notamment la nécessité de définir la durée du programme de réinsertion au sein du centre pour garantir plus de transparence et de prévisibilité.
Pour le deuxième groupe, le nombre de filières de formation professionnelle est passé de neuf à six, après la clôture du projet de soutien au DDRRR des anciens associés de Boko Haram, qui n'a pu mobiliser des financements que pour la réinsertion du premier groupe. Par ailleurs, le deuxième groupe n’a pas bénéficié d’appui psychosocial, pourtant vital pour la prise en charge d'éventuels traumatismes et l’accompagnement vers une réinsertion pacifique au sein des communautés d'accueil.
Actuellement, le manque de financement empêche le déploiement d’un programme adapté pour le troisième groupe qui est accueilli dans le centre.
Les autorités nigériennes et celles des autres pays du bassin du lac Tchad devraient mieux appréhender les défis rencontrés dans la mise en œuvre du programme de DDRRR au Niger, car il permet d’affaiblir Boko Haram en le privant de ressources humaines vitales.
Ceci est important pour réduire les risques de récidive et de réengagement dans Boko Haram, ce qui serait préjudiciable à la réconciliation et à la stabilisation dans le bassin du lac Tchad.
Jeannine Ella Abatan, chercheuse principale et Remadji Hoinathy, chercheur principal, Bureau régional de l'Institut d'études de sécurité pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad
Cet article a été publié grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international (CRDI) et du Fonds britannique pour la résolution des conflits, la stabilité et la sécurité (CSSF) et la Fondation Hanns Seidel (HSF).
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Crédit photo : OIM Niger/Twitter