Prévenir la guerre civile au Soudan
La suspension du Soudan par l’UA est une mesure importante, mais peut-elle résoudre le différend qui oppose l’armée et les manifestants ?
Après la mort de quelque 100 manifestants pacifiques aux mains de milices à Khartoum le 3 juin dernier, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine (UA) a agi avec célérité en suspendant trois jours plus tard le Soudan des activités de l’organisation continentale. Cette suspension envoie un message fort, mais devra toutefois être suivie d’un effort de médiation concerté, engagé et doté des ressources nécessaires afin d’éviter au pays de sombrer dans une guerre civile.
La décision unilatérale du Conseil militaire de transition (CMT) de mettre fin aux pourparlers avec l’opposition civile, décision ayant contribué à la suspension de l’UA, a pour effet de maintenir le Conseil militaire au pouvoir jusqu’aux élections, prévues dans neuf mois. La décision du CPS a également été influencée par la Déclaration de Lomé sur les changements anticonstitutionnels de gouvernement.
Le facteur déterminant de la fermeté du CPS semble cependant avoir été la réaction de la communauté internationale face aux atrocités commises par les milices des Forces de soutien rapide (également accusées d’avoir perpétré des exactions au Darfour). En effet, la pression exercée sur le CPS pour mettre fin à l’impunité du CMT se faisait de plus en plus lourde.
Lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) du 4 juin dédiée à la situation au Soudan, la Chine et la Russie ont bloqué un projet de résolution visant à condamner la répression militaire au Soudan. Cette position impliquait qu’une réaction ferme de l’UA se révélerait utile lors de discussions ultérieures de l’ONU sur le Soudan.
La pression pour mettre fin à l’impunité du CMT se faisait de plus en plus lourde
La junte militaire a également fait fi du délai de 60 jours imparti par l'UA pour remettre le pouvoir à une autorité civile, en annonçant qu'elle le conserverait jusqu'aux élections. Le rôle présumé d'acteurs extérieurs, en particulier des Émirats arabes unis, de l'Arabie saoudite et de l'Égypte, aurait également été déterminant dans les décisions du CMT.
L’UA devait donc se prononcer non seulement pour fournir un cadre d’action mondial au niveau de l’ONU, mais aussi pour préserver le respect du rôle de l’instance africaine en tant que principale garante des normes et des cadres continentaux.
Auparavant, le CPS avait déjà cédé à l’influence égyptienne en acceptant les recommandations du Sommet consultatif des partenaires régionaux du Soudan du 23 avril - convoqué au Caire par le président actuel de l’Union, Abdel Fattah el-Sisi -, qui repoussait l’échéance initiale de 15 jours, préalablement fixée au 30 avril, à 60 jours. Cette extension, accordée par le CPS, aurait permis au CMT de consolider son emprise sur le pouvoir, avec l’appui de puissances extérieures.
La décision de suspendre le Soudan, dans un tel contexte, aurait dû être simple, mais certains États n'ont pas soutenu cette approche. Ils souhaitaient en effet que le CPS accorde plus de temps au CMT pour faire face à cette situation. La décision de suspendre le pays a néanmoins bénéficié d'un large soutien.
L'incertitude suscitée par le conflit ancré entre l’armée et les manifestants laisse planer le spectre d’une guerre civile
Celle-ci intervient alors que la tournure dramatique qu’ont prise les événements ne laisse rien augurer de bon. La répression menée par la composante des Forces de soutien rapide (FSR) du CMT démontre clairement que les structures de « l’État profond » mises en place par el-Béchir tentent de préserver le statu quo, d’où les contestations des manifestants.
Le Soudan entre dans une deuxième période de l’ère post-el-Béchir. L’armée s’accroche au pouvoir et est prête à recourir à la force pour refréner les demandes de transfert du pouvoir formulées par la population civile. Les changements occasionnés par cette nouvelle dynamique ont pour danger principal de passer à côté d’une rare occasion de changer la situation au Soudan, à moins que le front civil n’adopte une approche différente dans sa manière d’interagir avec l’armée.
Trois issues sont désormais possibles : un compromis qui déboucherait sur une représentation égale des militaires et des civils au sein du Conseil suprême ; un accord consacrant la domination de l’armée sur le Conseil suprême ; ou une entente accordant aux civils une majorité de sièges d’un Conseil suprême alors dépourvu de tout véritable pouvoir. Ce dernier scénario aboutirait à l’échec des autorités civiles et ouvrirait la voie, sur le long terme, à un nouveau coup d’État militaire.
L'incertitude suscitée par le conflit ancré entre l'armée et les manifestants laisse planer le spectre d’une guerre civile. Si le mécontentement à l'encontre d'el-Béchir a rallié de nombreux Soudanais dans la période qui a précédé la chute de son régime, il n'a pas suffi à faire disparaître les divisions au sein de l'armée, à résorber les clivages entre Khartoum et les régions périphériques et à réconcilier les intérêts divergents de la population civile.
Les FSR se sont depuis mobilisées pour contester le contrôle de l'armée sur la situation sécuritaire au Soudan. Outre les nombreuses milices qui opèrent à partir des régions périphériques du pays, le contrôle de ceux qui utilisent la force au Soudan reste fragmenté.
Le principal danger est de passer à côté d’une rare occasion de changer la situation au Soudan
Au-delà des groupes disparates de l’alliance des Forces pour la liberté et le changement (DFCF), l’opposition civile rassemble également différents groupes d’intérêts. Alors que certains d’entre eux privilégient une approche plus souple à l’égard de l’armée, les islamistes, par exemple, veulent que la loi islamique guide la nouvelle législation. À cela s’ajoute l’émergence d’un sentiment de marginalisation de certains groupes des régions périphériques dans le processus de négociation entre la DFCF et le CMT.
Par ailleurs, l’usage excessif de la force par le CMT à l’encontre de civils innocents pourrait provoquer une militarisation du front civil du conflit, soit désireux de se protéger ou d'impliquer des milices opérant en dehors de Khartoum. Le déclenchement d’une guerre dans la capitale ne manquerait pas de provoquer un chaos qui serait difficile de contenir.
Aussi significative que puisse être la suspension du Soudan par l’UA, elle n’apporte pas une solution directe aux failles, en constante mutation, qui menacent de déstabiliser davantage le pays.
L’échec des pourparlers entre le CMT et la DFCF autour de la composition et du contrôle du Conseil Souverain est la preuve que le défi de la résolution du conflit ne peut être confié, à tout le moins, à ces deux seules parties. Des efforts appuyés de facilitation et de médiation demeurent essentiels tant et aussi longtemps que les pays du Golfe continueront à soutenir le CMT. Les militaires chercheraient par ailleurs à obtenir le soutien d’appuis extérieurs.
Les efforts en cours de l’UA et de l’Éthiopie pour relancer les négociations ont permis d’enrayer l’escalade des tensions. Les propositions initiales présentées par l’UA et l’Éthiopie témoignent toutefois d’un manque inquiétant de consensus parmi les nombreux acteurs impliqués dans la médiation. Un processus de négociation concerté, engagé et doté de ressources suffisantes est plus que jamais nécessaire pour ramener la paix au Soudan.
Andrews Atta-Asamoah, Chercheur Principal Associé, Projet African Peace and Security Dialogue, ISS Addis-Abeba
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Une première version de cet article est parue dans le Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité de l’ISS.
Photo : M.Saleh/Wikimedia Commons