Malgré le conflit, les industries peuvent prospérer dans le bassin du lac Tchad

Il est essentiel de créer des emplois pour lutter contre Boko Haram : les réussites commerciales dans la région montrent l’exemple.

Les conflits qui durent nuisent considérablement aux affaires sociales, économiques et politiques des zones touchées. Ils créent un cercle vicieux car plus les dommages sont importants, plus il devient difficile de traiter les causes sous-jacentes.

La violence dans le bassin du lac Tchad est alimentée par le dénuement relatif des communautés qui sont confrontées au manque d’emplois, à des faibles revenus et à des services publics inadaptés. Les emplois générés par les investissements du secteur privé dans l’industrie pourraient contribuer à résoudre le conflit en tarissant le vivier de personnes susceptibles d’être recrutées par des factions de Boko Haram.

Mais cet objectif est difficile à atteindre en raison des affrontements qui s’y déroulent. L’extrémisme violent menace directement les actifs et les opérations des industriels présents dans les zones de conflit. Par exemple, l’usine du conglomérat de ciment Lafarge, implantée dans le nord-est du Nigeria, a été attaquée par Boko Haram en novembre et décembre 2014.

L’insécurité sur les axes routiers fait également peser des risques sur le transport des biens  et peut freiner la demande en produits manufacturés de clients qui ont peur d’emprunter certaines routes. Les difficultés d’accès aux marchés affectent le transport des matières premières autant que celui des produits finis.

La création d’emplois pourrait contribuer à résoudre le conflit en tarissant le vivier de personnes pouvant être recrutées par Boko Haram

L’émigration, les décès ou les déplacements dans les zones de conflit représentent des défis supplémentaires, en ce sens qu’ils réduisent les capacités en main-d’œuvre disponible. Depuis le début de la crise en 2009, 2,8 millions de personnes ont été contraintes de quitter leur foyer dans le bassin du lac Tchad. Les industriels peuvent donc éprouver des difficultés à recruter de la main d’œuvre locale à différents niveaux de qualification, ce qui a un impact négatif sur l’accroissement des revenus des communautés.

En raison du conflit, les gouvernements peuvent en outre rediriger des ressources pour les allouer à des activités militaires, souvent au détriment d’investissements publics dans les infrastructures et le développement nécessaires à la croissance du secteur privé. Ces réaffectations peuvent s’effectuer au détriment des dépenses pour l’éducation ou la construction et l’entretien des routes, par exemple.

Il faut également admettre que les entreprises peuvent alimenter les conflits. Elles peuvent créer des tensions supplémentaires dans la compétition pour l’accès aux emplois ou aux ressources telles que la terre. Les pratiques commerciales du secteur extractif peuvent avoir le même effet, en aggravant les environnements hostiles auxquels les communautés sont confrontées. Les entreprises renforcent aussi de façon involontaire les groupes violents quand ces derniers leur dérobent leurs biens, lors d’attaques. Ainsi, des membres de Boko Haram se sont procurés de la dynamite et des véhicules lors de l’attaque de la cimenterie Lafarge.

Ces problèmes n’ont pas empêché certaines grandes entreprises commerciales de s’établir et de fonctionner dans le nord-est du Nigeria et d’autres parties du bassin du lac Tchad. Certaines ont trouvé les moyens de rendre leurs opérations plus résilientes.

En 2018, Coca-Cola a ouvert une usine d’embouteillage à Maiduguri et prévoit de s’agrandir

En novembre 2018, Coca-Cola a ouvert une nouvelle unité d’embouteillage à Maiduguri, dans l’État de Borno – un élargissement de l’usine de production établie en 1983. Lorsque le conflit a menacé son réseau de distribution, l’entreprise s’est adaptée en limitant la distribution à la seule ville de Maiduguri, qui est considérée comme plus sûre que les autres zones de l’État de Borno. Les commerçants doivent donc se rendre à Maiduguri pour s’approvisionner, ce qui est loin d’être idéal, mais a permis aux opérations de se poursuivre sans interruption. Coca-Cola a même fait part de projets d’expansion.

Unilever, une multinationale de biens de consommation courante, a adopté une approche similaire. Pour écouler ses produits, elle a abandonné les grands distributeurs pour recourir à de multiples petits opérateurs situés dans des zones relativement stables du nord-est.

De nombreuses entreprises dans le bassin du lac Tchad paient des agents de sécurité pour protéger les personnes et les marchandises en transit, ce qui accroît les coûts de fonctionnement. Un membre de la police mobile nigériane (MOPOL), la branche paramilitaire des forces de police nigérianes, est payé environ 3 000 nairas (7 dollars US) par jour pour ce type de service. Il faut jusqu’à six agents MOPOL pour diriger et suivre le convoi d’une personne. Il faut aussi impérativement se doter de véhicules blindés, dont le coût varie entre 150 000 et 450 000 dollars.

Ces procédés reflètent des stratégies utilisées par les petites entreprises de la région. L’augmentation des coûts ne justifie pas toujours celle des prix et peut contraindre les entreprises à fermer. Dans d’autres cas, cet investissement risqué se révèle payant. Unilever a déclaré au Financial Times en 2018 que l’essor de son usine dans le nord-est du Nigeria figurait parmi les plus rapides du pays. Un récent rapport de Pierrine Consulting affirme que les consommateurs du nord du Nigeria dépensent environ 322 milliards de nairas (soit 761 millions de dollars) en produits de soins personnels chaque mois.

En raison des coûts liés à la sécurité, les gouvernements devraient alléger la charge des entreprises par des incitations fiscales

L’une des recommandations pour que le bassin du lac Tchad devienne une région plus attractive pour les grandes entreprises est de créer des zones industrielles sécurisées.  Des usines y seraient regroupées et protégées afin de permettre la continuité des opérations. La sécurisation des actifs industriels serait assurée grâce à un partenariat entre l’État et le secteur privé.

Les axes routiers doivent également devenir plus sûrs. Bien que les gouvernements de la région ne disposent peut-être pas des ressources nécessaires pour sécuriser tous les réseaux routiers nationaux et internationaux, il serait utile d’identifier les axes où le trafic commercial est le plus élevé et de s’y concentrer. Cela pourrait stimuler le commerce transfrontalier, qui a considérablement diminué en raison de la crise de Boko Haram.

Les efforts de promotion des investissements doivent montrer de façon claire les risques liés à l’insécurité dans la région, tout en s’appuyant sur des exemples d’entreprises qui y opèrent pour montrer que ces risques sont effectivement surmontables. Les gouvernements doivent également reconnaître que ces entreprises sont confrontées à des coûts de sécurité supérieurs et leur proposer des allègements ciblés par le biais d’incitations fiscales.

Il ne fait aucun doute que le secteur privé joue un rôle important dans la stabilisation et la réduction de la fragilité. Toutefois, les gouvernements doivent créer un environnement favorable et veiller à ce que tous les acteurs travaillent main dans la main. Si les entreprises délocalisent leurs activités en raison de la hausse vertigineuse des coûts, la perte d’emplois qui en découlera aggravera la fragilité des zones déjà vulnérables.

Les stratégies de développement industriel dans le bassin du lac Tchad doivent donc s’appuyer sur les leçons apprises par les entreprises présentes dans cette zone. Elles doivent se concentrer sur des secteurs tels que l’agro-alimentaire, qui peut avoir un approvisionnement plus immédiat et recruter une main-d’œuvre moins qualifiée, abondante dans la région. La forte demande en biens de consommation courante est une opportunité à exploiter.

Une autre stratégie consisterait à travailler dans des zones plus stables dans l’espoir qu’en stimulant l’économie locale, le filet de stabilité s’élargisse. En traitant les entreprises comme des acteurs de la consolidation de la paix, leurs opérations peuvent aussi devenir plus sensibles aux conflits et ne pas aggraver une situation déjà mauvaise.

La Stratégie régionale pour la stabilisation, le redressement et la résilience des zones touchées par Boko Haram dans la région du bassin du lac Tchad reconnaît le rôle du secteur privé. Il s’agit maintenant de tirer parti des avantages du commerce et de l’industrie pour améliorer les moyens de subsistance.

Teniola Tayo, membre de la School of Transnational Governance, European University Institute, et Akinola Olojo, chef de projet, Bassin du lac Tchad, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad, Dakar

Image : © Adapté de DipoTayo/Wikimedia Commons

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