La sécurité dans le bassin du lac Tchad demeure un problème difficile à résoudre

Alors que les factions de Boko Haram se renforcent, les solutions à la crise qui évolue rapidement deviendront plus complexes en 2022.

Cela fait maintenant une vingtaine d'années que Mohammed Yusuf a fondé le groupe connu sous le nom de Boko Haram, et plus de dix ans que les attaques violentes de ce groupe ont pris l'ampleur d'une insurrection.

Au cours de cette période, de nombreux événements ont fait évoluer le groupe, notamment sa scission en 2012 et sa propagation dans la région du bassin du lac Tchad (BLT) en 2013. Ces changements ont eu des effets variables sur la crise et sur la capacité des gouvernements à trouver des solutions durables.

Des évolutions majeures survenues en 2021 ont en outre modifié le cours du conflit. Il s'agit particulièrement de la mort d'Abubakar Shekau (chef de la faction de Boko Haram nommée Jama'at Ahl as-Sunnah lid-Da'wah wa'l-Jihad, soit JAS), de la montée en puissance de l'État islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO, une autre faction de Boko Haram) et des désertions de membres désabusés qui en ont résulté. Une analyse de ces tendances permet d'anticiper la manière dont elles affecteront les efforts de stabilisation dans les pays du BLT.

La mort de Shekau, le successeur de Yusuf, en mai 2021, aurait dû marquer la fin de son règne de terreur dans la région. Cependant, l'implication de la faction rivale de l'EIAO a bouleversé la tournure de l'insurrection.

La mort de Shekau en mai 2021 aurait dû marquer la fin de son règne de terreur

L'EIAO a depuis consolidé sa présence dans le BLT en prenant le contrôle d'anciens territoires contrôlés par le JAS et en absorbant des combattants du JAS. L'EIAO dispose d'une structure de gouvernance plus solide qui prévoit la participation des communautés et l'exploitation des dynamiques locales, tout en bénéficiant d'un certain soutien de l'État islamique en Irak et au Levant (souvent désigné par son acronyme anglais : Islamic State of Iraq and Sham, ISIS). Cela lui confère une meilleure stratégie, de meilleures ressources et une plus grande résilience que le JAS dans la poursuite de son objectif de création d'un califat islamique.

Pour faire face à la crise violente et prolongée de Boko Haram, les parties prenantes ont dû se pencher sur ses causes profondes. Cette démarche est à l'origine de l'effort de stabilisation, qui voit les acteurs étatiques et non étatiques collaborer pour améliorer les moyens de subsistance, l'éducation, les infrastructures, les services publics, la gouvernance et les relations entre l'État et les communautés.

La stratégie anti-étatique de l'EIAO, qui consiste notamment à se présenter comme une meilleure alternative aux gouvernements en place, s'oppose directement aux efforts de stabilisation. En 2021, le groupe a ciblé des projets d'État, enlevant des membres du ministère des Travaux publics qui supervisaient la construction de la route reliant Chibok et Damboa dans l'État de Borno. Le groupe a également intensifié ses attaques contre les forces de sécurité.

La ville de Maiduguri, considérée comme l'une des villes les plus sûres de la région du BLT, est confrontée à une multiplication des attentats. Plusieurs explosions auraient été déclenchées lors de la visite du président nigérian Muhammadu Buhari en décembre 2021. L'EIAO a par ailleurs attaqué des communautés réinstallées, obligeant les personnes déplacées à choisir entre vivre sous leur joug ou encourir un nouveau déplacement.

La stratégie anti-étatique de l'EIAO s'oppose directement aux efforts de stabilisation des pays du bassin du lac Tchad

À mesure que l'EIAO consolide son influence dans la région et s'adapte aux réponses militaires à son encontre, de nouvelles attaques sont inévitables. Et bien que fragilisé, le JAS tente de survivre à la mort de Shekau en accueillant de nouveaux leaders.

Une autre tendance déclenchée par la mort de Shekau a été l'exode massif des anciens associés de Boko Haram. La gestion de ce grand nombre de personnes représente une difficulté permanente pour les gouvernements de la région, notamment le Nigeria et le Cameroun. Près de 20 000 personnes ont quitté le groupe pour diverses raisons, dont des hommes, des femmes, des enfants et des familles entières.

Selon des recherches menées par l'Institut d'études de sécurité, les centres de réinsertion de certaines régions du Cameroun sont saturés, ce qui entraîne une augmentation de la criminalité. Les pays du BLT ne disposent pas de ressources et de capacités suffisantes pour assurer le tri, le profilage, les poursuites, la réadaptation et la réinsertion des anciens associés de Boko Haram. L'absence d'une méthodologie régionale standard pour la gestion de ces activités complique davantage les choses.

La question de la réinsertion renvoie au dilemme de la justice transitionnelle et de la réconciliation. Bien qu'il y ait un consensus sur le fait qu'une paix durable nécessite l'implication des communautés dans le processus de justice et de réinsertion, les approches pour y parvenir diffèrent et doivent être explorées avec précaution pour atteindre la stabilité.

La reconstruction de la région du bassin du lac Tchad et de ses économies n'est pas une tâche que les gouvernements peuvent accomplir seuls

L'EIAO exploite les moyens de subsistance comme un outil de négociation crucial avec les communautés, et il faut s'attaquer à cette tendance en 2022. Les extrémistes exigent des taxes des citoyens, en échange d'un accès sécurisé à leurs terres agricoles et de la création de marchés pour vendre leurs produits. Il est urgent pour ceux qui sont chargés de la stabilisation d'accorder la priorité à la création d'emplois dans la région et à la sécurisation de l'agriculture, de la pêche et du commerce.

Une question connexe consiste à savoir comment le secteur privé peut apporter son aide, malgré la menace que le conflit fait peser sur ses activités. La reconstruction de la région du BLT et de ses économies n'est pas une tâche que les gouvernements peuvent accomplir seuls. Inciter le secteur privé à jouer un rôle plus important tout en trouvant des moyens de protéger ses activités sont deux défis qui doivent être abordés minutieusement en 2022.

Des évolutions récentes révèlent également d'autres menaces, telles que l'internationalisation du conflit BLT. Les activités des groupes affiliés à l'État islamique ont augmenté en Afrique et l'ISIS a manifestement fait pression pour « rester et se répandre » sur le continent. Les solutions résideront dans les efforts régionaux conjoints des pays concernés, de l'Union africaine et de la Coalition mondiale contre Daesh. Des récits selon lesquels la faction rivale de Boko Haram, Ansaru, a reconfirmé son allégeance à Al-Qaïda, ajoutent à ces préoccupations.

La crise du BLT évoluant rapidement, il est difficile de décider des meilleures approches pour stabiliser la région, pour en mesurer les progrès et pour définir la finalité souhaitée. La stabilité semble devenir de plus en plus floue à chaque nouveau rebondissement. La montée de l'EIAO fait apparaître l'urgence d'une meilleure visibilité de l'État et des relations entre l'État et la communauté, surtout si l'on considère les nombreux acteurs non étatiques impliqués.

En dépit d’un environnement sécuritaire potentiellement plus difficile en 2022, les efforts doivent être pragmatiques et innovants. Les acteurs qui œuvrent à la stabilisation de la région doivent collaborer, suivre l'évolution des conflits pour garder une longueur d'avance sur les extrémistes violents, et adapter leurs réponses en fonction de l'évolution des tendances.

Teniola Tayo, chercheuse, Institut d'études de sécurité (ISS) Bureau régional pour l'Afrique de l'Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad, Dakar

Crédit photo : MSF

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