L’exercice d'équilibrisme de l'UA au sujet du coup d’État au Tchad crée un précédent inquiétant
Peu susceptible de profiter aux citoyens tchadiens, le compromis retenu par le Conseil de paix et sécurité ne joue pas non plus en la faveur de la crédibilité de l’Union africaine.
Publié le 02 juin 2021 dans
ISS Today
Par
Paul-Simon Handy
directeur régional pour l’Afrique de l’Est et représentant de l’ISS auprès de l’UA
Le désaccord entre États membres du Conseil de paix et sécurité de l’Union africaine quant à la réponse à apporter au changement anticonstitutionnel de gouvernement au Tchad a donné lieu à un compromis fondé sur des hypothèses douteuses. Cette décision du CPS qui se situe aux antipodes de ses propres principes et sera difficile à mettre en œuvre, laissant à la population tchadienne peu de garanties d’une transition dans le respect de la Constitution.
La décision de l’UA a été rendue publique le 14 mai, soit deux semaines après une mission d’enquête menée par le Commissaire aux Affaires politiques, à la paix et à la sécurité de l’UA et des représentants du Conseil de paix et de sécurité (CPS). Contrairement aux coups d’État précédents au Soudan ou au Mali, le CPS n’a pas souhaité sanctionner le Tchad, ni le suspendre de l’UA pour ce qui ressemble fortement à un changement anticonstitutionnel de gouvernement.
Or La Déclaration de Lomé de 1999 et la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance indiquent toutes deux clairement que le continent doit «interdire, rejeter et condamner tout changement anticonstitutionnel de gouvernement dans tout État membre, [car ce type de changement constitue] une menace grave à la stabilité, la paix, la sécurité et au développement».
Avec le Tchad, cependant, le CPS s’est vu confronté à un double défi : comment réaffirmer les principes de l’UA contre les changements anticonstitutionnels de gouvernement tout en se montrant conciliant avec le Tchad, dans le fil des préférences exprimées par ses voisins ? Ces derniers ont soutenu la transition militaire et se sont opposés à toute suspension qui, selon eux, déstabiliserait davantage le pays.
Contrairement aux coups d’État au Soudan ou au Mali, le CPS n’a pas souhaité sanctionner le Tchad ni le suspendre de l’UA
Ce dilemme est le reflet de la division entre les États membres du CPS. Certains souhaitaient la suspension immédiate du Tchad sur la base des instruments juridiques de l’UA, tandis que d’autres estimaient que la situation sécuritaire exceptionnelle du Tchad necessitait un traitement spécifique
Le compromis du CPS a consisté à approuver la création du Conseil militaire de transition du Tchad tout en l’assortissant de conditions. Celles-ci comprennent notamment la révision immédiate de la charte de transition conçue à la hâte et le rejet de toute prolongation éventuelle de la transition au-delà de 18 mois. Le CPS a également demandé la création d’un conseil national de transition, qui servirait d’organe législatif intérimaire, et appelé de ses vœux un dialogue national inclusif et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Par ailleurs, le CPS a demandé au président de la Commission de l’UA, M. Moussa Faki Mahamat, de nommer un Envoyé spécial afin de «travailler en étroite collaboration avec le gouvernement de transition en vue de l’organisation d’élections libres, équitables et crédibles». Le CPS a également demandé à M. Faki de doter bureau de liaison de l’UA à N’Djamena de ressources humaines et financières afin de garantir que l’envoyé spécial bénéficie d’un soutien adéquats.
La décision du CPS soulève pourtant des questions quant à son fondement, sa mise en œuvre et ses implications. Pour justifier la non application des textes de l’organisation panafricaine, la décision du CPS semble insinuer que la suspension des règles constitutionnelles par le Tchad se justifiait par le fait que le pays est actuellement attaqué par des mercenaires étrangers (venus prétendument de Libye) ayant des ambitions terroristes. Dans cette optique, le CPS a fait référence à la Convention de l’OUA pour l’élimination du mercenariat en Afrique, le Pacte de non-agression et de défense commune de l’UA et la Convention de l'OUA sur la prévention et la lutte contre le terrorisme.
Le CPS s’est rangé derrière l’évaluation sécuritaire du Tchad selon laquelle le pays serait victime des évènements en Libye
Toutefois, l’attribution du qualificatif de mercenaires au Front pour le Changement et la Concorde au Tchad (FACT) reste discutable. En effet, la convention sur le mercenariat que cite le CPS ne s’applique pas si les membres du FACT sont originaires du Tchad. Bien que les rebelles du FACT aient pu jouer un rôle de mercenaires auprès de différents belligérants en Libye, comme cela a été rapporté par le Groupe d’experts de l’ONU sur ce pays, on ignore pourquoi ce groupe, en particulier se voit appliquer ce qualificatif spécifique.
Il apparait dans cette décision que le CPS se soit appropriée la grille de lecture des nouvelles autorités tchadiennes, selon laquelle le pays serait victime de l’évolution de la situation en Libye. Or, au cours des dix dernières années, le Tchad a contenu les conséquences néfastes du renversement de Mouammar Kadhafi sur son territoire contrairement à d’autres pays de la bande sahélo-saharienne.
De ce point de vue, la mise en œuvre la décision du CPS risque de s’avérer ardue. En effet, les conditions émises à l’approbation du conseil militaire de transition manquent de précision. Par exemple, bien qu’il appelle à une «transition dirigée par des civils», le CPS ne propose pas de calendrier ni ne définit de mesures incitatives pour orienter les nouvelles autorités tchadiennes dans cette direction. Les divisions entre les membres du CPS sont susceptibles d’expliquer l’absence de mesures coercitives visant à garantir que la transition anticonstitutionnelle actuelle soit ajustée selon les règles de l’UA en matière de gouvernance.
La décision du CPS pourrait avoir des effets désastreux pour l’UA et l’Afrique. Elle illustre l’érosion progressive du consensus de l’UA autour de la question des changements anticonstitutionnels de gouvernement. Au-delà du Tchad, cette décision soulève la question de savoir qui de l’UA ou les sous-régions doit avoir le rôle de chef de file en matière de paix et de sécurité. Les situations au Mali, au Soudan et au Zimbabwe semblent indiquer que le CPS s’aligne sur les préférences de la région concernée dans de telles crises
Le CPS n’a pas fixé de délais précis et reste vague sur la manière de faire revenir le Tchad dans le giron des principes de gouvernance de l’UA
Ainsi, la décision du CPS sur le Tchad illustre-t-elle les préférences de l’Afrique centrale qui est une région où le respect des règles constitutionnelles est étroitement indexé aux intérêts présidentiels. Par conséquent, le respect des cadres juridiques et politiques de l’UA cède progressivement le pas aux préférences des États voisins, en dépit des risques d’incohérence et d’inconstance sur les plans juridique et politique.
La réponse du CPS pourrait également indiquer la transformation progressive de l’Architecture de paix et de sécurité de l’UA en un système de défense collective - qui protège les gouvernements et les régimes face à des entités ennemies ou perçues comme telles - à rebours de l’ambition originelle de sécurité collective. Le fait de mettre l’accent sur la menace que posent les groupes armés au Tchad pour justifier une transition politique anticonstitutionnelle suggère que la sécurité de l’État a préséance sur les valeurs constitutionnelles.
Il s’agit d’un revers majeur pour l’UA et pour le continent africain. L’organisation continentale doit veiller à ce que le Tchad s’oriente le plus rapidement possible vers une transition constitutionnelle. Il en va de la crédibilité du CPS et de l’UA.
Paul-Simon Handy, conseiller régional principal, ISS, et Félicité Djilo, analyste indépendante spécialisée dans la paix et la sécurité
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