Africa Corps : la Russie fait-elle du neuf avec du vieux ?
La réorganisation de Wagner en Africa Corps permet à la Russie de développer sa stratégie africaine à partir des moyens de l’État.
Publié le 07 March 2024 dans
ISS Today
Par
Nicodemus Minde
chercheur, gouvernance de la paix et de la sécurité en Afrique de l’Est, ISS Nairobi
Les intérêts économiques, diplomatiques et militaires de la Russie en Afrique ont gagné en importance ces dernières années. Si les sommets Russie-Afrique lui permettent d’obtenir un soutien diplomatique, Moscou reconnaît leur insuffisance face à la concurrence des États-Unis et de la Chine.
Depuis 2017, la Russie a utilisé Wagner comme un outil stratégique peu coûteux pour renforcer sa présence en Afrique, particulièrement dans le Sahel. La région, en proie à l’extrémisme violent, à des conflits localisés et à des coups d’État militaires, est riche en minerais. Elle est devenue un objet de convoitise pour les grandes puissances.
Les récents coups d’État militaires dans la région ont détérioré les relations entre certains États du Sahel et l’Occident, permettant au Kremlin de se rapprocher des juntes militaires du Mali et du Burkina Faso.
L’ancien chef de Wagner, Evgueni Prigojine, était l’homme fort de la Russie en Afrique. Sa participation au sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg, avant son décès en août 2023, a clairement montré l’utilisation par Moscou du groupe de mercenaires pour accroître son influence militaire sur le continent.
Après sa mort, la question de l’avenir de Wagner et de sa présence en Afrique s’est posée. Sous la direction de Prigojine et de Dmitry Utkin, décédés dans le même accident d’avion, Wagner avait étendu ses opérations au Moyen-Orient, en Amérique latine et en Afrique, intervenant notamment en République centrafricaine, au Mali, au Soudan, en Libye, au Mozambique et à Madagascar.
Une offensive de charme ne suffit plus à la Russie face à la rivalité des grandes puissances
Le Kremlin avait maintenu une ambiguïté délibérée, niant son association avec Wagner. Cependant, après le décès de Prigojine, le président Vladimir Poutine a admis que son gouvernement avait financé le groupe paramilitaire.
La création de l’Africa Corps par la Russie peut être interprétée de deux façons. D’une part, en le plaçant sous son contrôle, Moscou pourrait chercher à éviter les erreurs passées. L’autonomie et le pouvoir de Wagner avaient conduit à une bataille de suprématie entre Prigojine et de hauts responsables de la défense russe, débouchant sur une insurrection infructueuse et à la marche des soldats de Wagner sur Moscou en juin 2023.
D’autre part, elle pourrait s’inscrire dans une stratégie à long terme visant à aligner les opérations de l’Africa Corps sur les intérêts et engagements internationaux de la Russie en Afrique. Relevant du ministère de la Défense, Africa Corps pourrait théoriquement être tenu pour responsable par la Russie des violations commises au cours des opérations militaires. Les allégations récurrentes d’atrocités dans le centre et le nord du Mali ont progressivement terni la réputation de la Russie.
Le Kremlin a manifesté son intérêt pour combler le vide laissé par la France et ses alliés occidentaux au Sahel à la suite des récents coups d’État militaires. L’hostilité envers la France et l’Occident semble avoir motivé ces coups d’État, incitant la Russie à envisager le Sahel comme une opportunité pour étendre son influence à travers l’Africa Corps.
Par ailleurs, les États sahéliens touchés par ces coups d’État ont témoigné d’une forte inclination envers Moscou. Poutine a échangé avec le dirigeant intérimaire du Burkina Faso, Ibrahim Traoré, lors du sommet Russie-Afrique de juillet 2023. Le vice-ministre russe de la Défense, Yunus-Bek Yevkurov, s’est rendu en Libye en août et au Niger en décembre, puis au Mali. Le 24 janvier 2024, Poutine a rencontré Mahamat Idriss Déby, le chef militaire tchadien arrivé au pouvoir lors d’un coup d’État en douceur en 2021.
L’Africa Corps permettrait à la Russie d’être un allié dans la sécurité des États du Sahel
Le même jour, les opérations de l’Africa Corps ont été diffusées pour la première fois sur une chaîne Telegram. Un contingent russe de cent hommes est arrivé à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, chargé de la protection de Traoré contre d’éventuelles menaces terroristes.
L’Africa Corps avait visiblement déjà commencé à reprendre les opérations de Wagner au Sahel et au-delà, en s’engageant à nouveau dans les pays liés au groupe par contrat. Le Mali, la Libye et le Burkina Faso ont déjà signé des accords avec le ministère russe de la Défense, et la République centrafricaine négocie actuellement avec le gouvernement russe la construction d’une base militaire.
En septembre 2023, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont annoncé la formation de l’Alliance des États du Sahel, en réponse à la menace d’une intervention de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) à la suite du coup d’État militaire du 26 juillet au Niger. Les trois États ont annoncé leur retrait de la CEDEAO en fin janvier 2024.
Bien que le rôle de la Russie dans ce retrait ne soit pas clair, le responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, Josep Borrell, a laissé entendre que la Russie serait impliquée : « Il est très significatif que ces trois États, tous des dictatures militaires, aient décidé de quitter le bloc régional […] au moment où nous voyons l’influence de la Russie augmenter ». Borrell a déclaré qu’une « nouvelle configuration géopolitique » est née au Sahel.
Avec les sorties de la CEDEAO des trois pays de l’Alliance des États du Sahel, la Russie, à travers l’Africa Corps, est susceptible de se présenter comme un allié et un garant de la sécurité. Ce qui peut toutefois se concrétiser de manière différente d’un pays à l’autre. L’engagement continu du Niger en faveur de la coopération dans le domaine de la sécurité avec les États-Unis, notamment via sa base de drones à Agadez, rend cette perspective peu probable à court terme.
La Russie pourrait accroître son influence en rapprochant le Tchad de la triade Burkina Faso-Mali-Niger
Néanmoins, à la suite du voyage de Déby en janvier pour rencontrer Poutine à Moscou, la Russie pourrait tenter d’étendre son influence dans la région en rapprochant le Tchad, qui conserve des liens étroits avec la France, de la triade Burkina Faso-Mali-Niger.
Wagner rebaptisé en Africa Corps permet à la Russie de déployer son influence sur le continent en utilisant directement des moyens étatiques. Face à l’instabilité persistante au Sahel et à l’abandon de la CEDEAO, la Russie deviendra probablement un allié sécuritaire attractif. Bien que l’Africa Corps semble être au cœur de la stratégie de sécurité de la Russie dans la région agitée du Sahel, son objectif à long terme sera vraisemblablement d’étendre son influence à toute l’Afrique.
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