ICC-CPI via Courthouse News

Une première condamnation tardive de la CPI dans le conflit au Darfour

La baisse des financements mondiaux transfère désormais aux États membres la lourde, lente et coûteuse charge de la justice internationale.

Le 6 octobre, la Cour pénale internationale (CPI) a condamné Ali Mohamed Ali Abdelrahman (connu sous le nom d’Ali Kusheib), visé par vingt-sept chefs d’accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Il s’agit de la première condamnation prononcée par la CPI concernant la situation au Darfour, renvoyée devant la Cour par le Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) en 2005.

C’est également la première condamnation de la CPI dans les deux affaires renvoyées par le Conseil de sécurité de l’ONU (l’affaire concernant la Libye a été renvoyée en 2011) et de sa première condamnation pour persécutions liées au genre, notamment pour viol comme crime de guerre et crime contre l’humanité.

« La condamnation d’Abdelrahman est une étape cruciale vers la fin de l’impunité au Darfour [...] Elle envoie un message fort aux auteurs d’atrocités au Soudan, passées et présentes, leur indiquant que la justice prévaudra et qu’ils devront répondre des souffrances indicibles infligées aux civils du Darfour », a déclaré la procureure adjointe de la CPI, Nazhat Shameem Khan, à l’issue du jugement. Cependant, l’impunité reste largement répandue.

Ali Kusheib, l’un des principaux responsables de la milice Janjawid au Darfour, a été inculpé en 2007 pour des crimes internationaux commis dans l’ouest du Darfour en 2003 et 2004. Il faisait partie des auteurs présumés de la campagne de terre brûlée qui a rasé des villages entiers lorsque le gouvernement de Khartoum s’est allié aux milices locales pour réprimer la rébellion au Darfour en 2003.

La guerre a duré de 2003 à 2020, entraînant une grave catastrophe humanitaire, avec des allégations de génocide contre les peuples Four, Zaghawa et Masalit. Plus de 300 000 personnes ont été tuées au Darfour et environ trois millions ont été contraintes de fuir.

Il s’agit de la première condamnation de la CPI pour persécution liée au genre

Au cours du procès, l’accusation a présenté 1521 éléments de preuve. Cinquante-six des 1591 victimes ont témoigné en personne. Elles ont raconté les horribles violences, les pertes profondes, les souffrances et les déplacements qu’elles ont subis, rappelant de manière frappante ce qu’ont enduré des millions de Darfouriens pendant des années.

Vingt ans après, elles ont enfin pu affronter l’un de leurs bourreaux et rendre publiques les horreurs dont elles avaient fait l’objet. Pour elles, cette condamnation est une victoire, même si elle est tardive.

De nombreux survivants vivent encore avec les conséquences physiques, mentales, émotionnelles et socioéconomiques de ces crimes. Il y a eu des millions de déplacés, certaines personnes ayant même été déplacées deux fois, sans accès aux services de base, aux soins médicaux, à l’éducation et à des moyens de subsistance.

Au cours d’une étude menée en mai dernier par l’Institut d’études de sécurité, une personne déplacée interne, a raconté comment elle a dû quitter son lieu de résidence à plusieurs reprises depuis 2003 : « C’est la troisième fois que je fuis mon foyer. À chaque fois, on nous promet la paix, mais nous sommes confrontés à davantage de violence ».

La communauté des défenseurs des droits humains a salué la condamnation d’Ali Kusheib, mais le délai pour y parvenir ne peut être ignoré, d’autant plus que le Soudan entre dans sa troisième année de guerre civile et qu’el-Fasher (la capitale du Darfour) est l’une des zones les plus touchées.

La situation au Darfour est un test majeur pour la CPI et la justice internationale

Les Janjawids d’Ali Kusheib font désormais partie des Forces de soutien rapide (FSR) créées en 2013 et dirigées par Mohamed Hamdan Dagalo (connu sous le nom de Hemeti). Les FSR combattent les forces armées soudanaises depuis avril 2023.

Le jugement de 650 pages rendu par la CPI détaille une affaire complexe qui s’est déroulée sans presque aucune coopération des autorités soudanaises. Les procureurs successifs de la CPI ont déploré le comportement des autorités, notamment la restriction de l’accès aux documents et aux témoins, et le fait qu’elles ont ignoré les demandes d’assistance et d’approbation.

En 2021, l’espoir d’une coopération entre le gouvernement et la CPI était permis. Un protocole d’accord avait été signé et les autorités s’était engagées à livrer l’ancien président Omar el-Béchir, accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide au Darfour.

Cependant, les tensions entre le gouvernement civil de l’époque et l’armée (demeurée en majorité fidèle à el-Béchir) ont empêché toute coopération tangible avec la Cour. Cela reflète le principal défi structurel de la CPI : sa dépendance à l’égard de la pleine coopération des États. Lorsque les pays ne sont pas parties au Statut de Rome de la CPI et que la situation fait suite à un renvoi du Conseil de sécurité des Nations unies, comme dans le cas du Darfour, la démarcation entre le droit et la politique est particulièrement floue.

Le cas du Darfour allait inévitablement constituer un test majeur pour la CPI et la justice internationale. Comment la communauté internationale peut-elle faire progresser la justice pour les victimes dans un pays où l’État rejette la compétence pénale internationale, refuse son soutien et reste insensible aux sanctions prises à son encontre et à l’encontre de ses dirigeants ? Cette question fondamentale dépasse le cadre du Darfour et touche le cœur même de la justice pénale internationale (universelle).

Les défis opérationnels de la CPI compromettent sa capacité de dissuasion

On observe déjà des signes de recul dans les institutions mondiales chargées de la justice et d’établir les responsabilités, notamment avec les retraits récents du Burkina Faso, du Niger et du Mali de la CPI. Avec les sanctions américaines contre la Cour, on peut se demander si la condamnation historique d’Ali Kusheib n’est pas l’un des derniers soubresauts d’un système en déclin. Le soutien à la CPI reste intact, mais il est confronté à de violents vents contraires.

Lorsque les 125 États membres de la Cour se réuniront en décembre prochain pour la 24e Assemblée des États parties au Statut de Rome, les discussions laisseront probablement transparaitre un certain affolement. L’augmentation du budget de la CPI met les membres à l’épreuve à un moment où les déficits de financement des institutions mondiales augmentent. Si les appels en faveur de la justice pénale internationale restent forts, l’affaire Ali Kusheib montre que la réponse est lente, ardue et coûteuse.

Les victimes de la guerre civile qui sévit au Soudan se demandent sans doute si elles verront un jour la justice rendue. Après tout, Ali Kusheib s’est retrouvé sur le banc des accusés uniquement parce qu’il craignait pour sa vie au Soudan après la chute d’el-Béchir. Il s’est rendu en République centrafricaine et a été transféré à la CPI pour être placé en détention en 2020.

Cette guerre montre que les difficultés opérationnelles de la Cour ont compromis sa capacité à avoir un effet dissuasif. La CPI a également eu du mal à traduire en justice d’autres personnes qu’elle a inculpées pour le conflit au Darfour, notamment el-Béchir, les anciens ministres du gouvernement soudanais Ahmed Mohammed Haroun et Abdel Rahim Mohammed Hussein, ainsi qu’Abdallah Banda Abakaer Nourain, commandant en chef d’une milice qui a combattu l’armée soudanaise dans les années 2000.

Vingt ans plus tard, le Darfour est à nouveau le théâtre de morts et de destructions. Il faudra exercer une pression encore plus forte pour que justice soit rendue rapidement. Sans cela, comme le montrent les violences récurrentes, il ne peut y avoir de paix durable. Certains survivants attendent des réparations importantes. Mieux vaut tard que jamais ? Seul le temps nous le dira.

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