Pourquoi le Soudan a-t-il décidé de livrer Omar el-Béchir à la CPI ?
Le gouvernement doit agir avec doigté pour faire avancer la justice dans un contexte de transition politique complexe.
Publié le 21 septembre 2021 dans
ISS Today
Par
Maram Mahdi
chercheuse, Gouvernance africaine de la paix et de la sécurité, ISS
En août 2021 la ministre soudanaise des Affaires étrangères, Mariam al-Sadiq al-Mahdi, a annoncé que le pays allait livrer tous les suspects inculpés par la Cour pénale internationale (CPI) pour des crimes commis au Darfour en 2003 et 2004.
L'ancien président Omar el-Béchir figure parmi les suspects de la CPI et doit répondre d'une longue liste de chefs d'accusation nationaux et internationaux. Il purge actuellement une peine de deux ans au Soudan, pour corruption, et fait l'objet d'une inculpation pénale pour le coup d'État de 1989, suite auquel il a pris le pouvoir. Compte tenu de la multitude de réclamations judiciaires que le gouvernement de transition doit traiter, le transfert d'Omar el-Béchir à la CPI semble être le choix le plus judicieux.
Bien que les autorités n'aient pas annoncé de date pour le transfert, il s'agit là de l'engagement le plus ferme en faveur du transfert d'El-Béchir et des autres accusés du Darfour au siège de la CPI, à La Haye. Pour être appliquée, la décision du cabinet doit maintenant être approuvée par le Conseil souverain, au pouvoir, composé de militaires et de civils.
Des responsables militaires de premier plan et de haut rang semblent être à bord ; le général Mohamed Hamdan Dagalo, premier vice-président du Soudan, a déclaré que le Soudan était prêt à coopérer avec la CPI.
Le Soudan dispose de lois en matière de crimes de guerre, mais ces textes n'ont jamais été appliqués lors de poursuites judiciaires
Lorsque El-Béchir était président, il n'y avait pratiquement aucune chance qu'il se rende à la Cour. Cela s'explique en partie par le refus de certains pays ayant adhéré au Statut de Rome de la CPI de l'arrêter lorsqu'il se trouvait sur leurs territoires. Une autre raison était qu'au Soudan, le président jouit de l'immunité présidentielle.
Aujourd'hui, les rôles sont inversés. Depuis la destitution d'El-Béchir en 2019 et avec la mise en place d'une nouvelle Constitution de transition, on constate un optimisme prudent quant à la volonté du gouvernement par intérim de tenir sa promesse de transférer l'intéressé à la CPI. Toutefois, la question cruciale est de savoir pourquoi le Soudan a décidé, maintenant, de livrer El-Béchir plutôt que de le juger dans son pays pour ses crimes présumés au Darfour.
La première raison vraisemblable est que, bien que le Soudan dispose d'une législation permettant de juger El-Béchir et d'autres personnes pour crimes de guerre, l'article 18 du code pénal du pays n'a jamais été invoqué dans le cadre de poursuites. Le manque de moyens pour traiter cette infraction et la forte influence politique de l'accusé pourraient entraîner des dérapages judiciaires et compromettre le dossier de l'accusation.
Le principe de complémentarité du droit pénal international exige que les États poursuivent eux-mêmes les crimes internationaux et que les tribunaux internationaux ne soient saisis qu'en « dernier recours ». Il faut toutefois qu'il y ait une réelle volonté de la part des États de procéder à de telles poursuites. Les autorités judiciaires soudanaises ont-elles la volonté et la capacité de juger El-Béchir pour les crimes commis au Darfour ?
Même si le Soudan était désireux de poursuivre les crimes internationaux, il se peut qu'il ne possède pas les ressources nécessaires pour le faire
La deuxième raison, étroitement liée à la première, concerne la question du financement d'un tel procès au Soudan. Même s'il était prêt à poursuivre des crimes internationaux, il est fort possible que le pays ne dispose pas des ressources nécessaires pour le faire. Ces poursuites sont coûteuses. À titre d’exemple, la CPI a prévu un budget d'environ 2 500 000 euros pour la seule situation au Darfour en 2021. Il peut donc être plus pragmatique pour la CPI de traiter ces affaires.
Un procès national à Khartoum ou au Darfour coûtera probablement moins qu'un procès à La Haye. Toutefois, le gouvernement de transition, à court de ressources financières, se verrait contraint de mobiliser des fonds importants pour juger une affaire de cette envergure et de cette dimension. Outre El-Béchir, le Soudan devra envisager de poursuivre d'autres suspects recherchés par la CPI pour les crimes commis au Darfour, comme Ahmed Haroun et Abdel Raheem Hussein, actuellement détenus à Khartoum, ainsi qu'Abdallah Banda Abaker Nourain, qui est porté disparu.
Le gouvernement soudanais devrait également négocier le transfert complexe d'Ali Kushayb, actuellement détenu par la CPI à La Haye, vers le Soudan, une issue hautement improbable.
La troisième raison possible pour remettre El-Béchir à la CPI consiste en ce qu'il n'existe pas de consensus national sur les besoins du peuple soudanais en matière de justice et de responsabilité. Cela s'explique uniquement par le volume et l'ampleur des abus et des violations des droits humains commis par l'ancien gouvernement.
Trouver un équilibre entre les différentes revendications judiciaires sans accentuer la marginalisation est une tâche colossale
Au vu de la situation actuelle, différentes régions ont sans doute des besoins distincts en matière de justice. Par exemple, à Khartoum, l'accent est mis sur la responsabilisation des auteurs du massacre du 3 juin 2019, au cours duquel plus de 128 personnes ont été tuées lors de manifestations. Au Darfour, les priorités sont inévitablement différentes. La guerre qui s'est déroulée dans la région occidentale du pays en 2003 et 2004 a fait environ 500 000 morts et entraîné le déplacement de plus de deux millions de personnes.
Les perceptions internes au Soudan sont primordiales. Trouver un équilibre entre les diverses revendications judiciaires sans provoquer davantage de marginalisation est une tâche colossale pour le gouvernement de transition. Plusieurs États ont déjà appelé à la sécession. La gestion de ce problème, ainsi que la tâche de décentraliser la politique et de rendre la justice à Khartoum, auront un impact majeur sur la transition politique du Soudan.
La dernière raison réside dans le fait que la décision de livrer les suspects de la CPI améliorerait la position du Soudan au sein de la communauté internationale. Le retrait du pays de la liste noire américaine des « États soutenant le terrorisme » et la récente décision du Soudan d'adhérer au Statut de Rome témoignent de la volonté de progresser à cet égard.
La décision de Khartoum de livrer les personnes recherchées par la CPI constitue une manœuvre habile, car le gouvernement de transition se positionne comme un défenseur des droits humains. Elle témoigne de la volonté des autorités soudanaises de veiller à ce que les auteurs d'atrocités répondent de leurs actes et aura un effet dissuasif sur les dirigeants actuels.
Les détails techniques concernant la date et le lieu du procès des suspects de crimes au Darfour n'ont pas encore été déterminés. Un tribunal spécial pour le Darfour est toujours envisagé. Pour l'instant, la décision du Soudan rappelle aux détenteurs du pouvoir que l'impunité n'est jamais durable. Il suffit d'un changement de politique intérieure pour faire pencher la balance en faveur de la justice et de la responsabilité.
Maram Mahdi, chargée de recherche et Ottilia Anna Maunganidze, Cheffe des projets spéciaux, ISS Pretoria
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