Le retour de l’Italie dans la Corne de l’Afrique doit s’accompagner d’excuses
Le silence sur les atrocités historiques perpétrées contre l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie contredit les principes du plan Mattei.
Publié le 03 novembre 2025 dans
ISS Today
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Avec le plan Mattei, l’Italie entend refonder ses relations avec l’Afrique autour du développement, du commerce et de la diplomatie stratégique. Pensée pour renforcer l’influence italienne, cette initiative phare prévoit de diversifier les partenariats énergétiques de l’Europe et de lutter contre l’immigration clandestine en soutenant la stabilité économique et la création d’emplois sur le continent.
En juillet dernier, la Première ministre italienne Giorgia Meloni a participé au Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires à Addis-Abeba, coprésidé par l’Éthiopie et l’Italie. Sa présence a illustré la volonté de l’Italie à s’imposer comme un partenaire clé dans la région. Il s’agissait de sa deuxième visite en Éthiopie en deux ans et de sa cinquième rencontre avec le Premier ministre Abiy Ahmed Ali depuis 2023, sans compter ses entrevues avec le président somalien.
Meloni a présenté l’Éthiopie comme un « partenaire spécial » et la Corne de l’Afrique comme une priorité stratégique. L’Italie a signé un plan d’action global avec l’Érythrée, renforcé sa coopération en matière de sécurité et de développement avec la Somalie et conclu avec l’Éthiopie un accord-cadre portant sur l’agriculture, les infrastructures, la croissance économique et la consolidation de la paix.
Mais ces initiatives sont éclipsées par un lourd héritage colonial, notamment le déni des atrocités commises par l’Italie pendant son occupation de la Corne de l’Afrique entre 1882 et 1941.
Sa première et plus longue colonie a été l'Érythrée, à partir de 1890. Le régime fasciste y a imposé des hiérarchies raciales et une exploitation économique caractérisées par l’expropriation des terres, le travail forcé et la répression culturelle. En effet, des communautés ont été contraintes à l’exode, car leurs terres avaient été attribuées aux colons, provoquant ainsi des bouleversements socio-économiques. Des milliers d’Érythréens ont été enrôlés de force dans l’armée en tant qu’askaris et déployés en Libye, en Somalie et en Éthiopie. Les chefs de la résistance étaient exécutés, exilés ou emprisonnés dans des conditions inhumaines sur l’archipel de Dahlak, où la détention était assimilée à une condamnation à mort.
L’Italie refuse de reconnaître les atrocités commises dans la Corne de l’Afrique.
Le scénario était identique en Somalie, transformée dans les années 1920, en colonie agricole au service de l’économie italienne. Des milliers de personnes étaient forcées de travailler dans des plantations de bananes et de canne à sucre. La résistance y était violemment réprimée dans des camps de concentration où la faim, la maladie et l’épuisement faisaient des ravages. Sous couvert d’une mission civilisatrice, ces politiques ont démantelé les structures sociales locales et laissé un héritage de fragilité.
L’occupation italienne de l’Éthiopie de 1935 à 1941 s’est accompagnée d’une « politique systématique de terreur et d’extermination ». Les forces italiennes y ont utilisé des armes chimiques, notamment le gaz moutarde, pour détruire des villages, bombarder les hôpitaux de la Croix rouge et exécuter des prisonniers. Le massacre d’Addis-Abeba en 1937 a fait entre 19 000-30 000 morts en trois jours. Peu après, les tueries de masse du monastère de Debre Libanos ont illustré la volonté de l’Italie de détruire l’identité spirituelle et culturelle de l’Éthiopie. Ces violences émanaient à la fois d’un désir de vengeance à la suite de leur défaite à la bataille d’Adoua en 1896 et d’une idéologie fasciste de suprématie raciale.
Après la chute du fascisme, l’Italie n’a pas répondu de ses crimes et les dispositions sur les réparations prévues dans les traités de Paris de 1947 sont restées lettre morte.
La proposition de l’Éthiopie de créer un tribunal hybride composé de juges éthiopiens et européens pour juger les criminels de guerre, dont Rodolfo Graziani (figure majeure de l’occupation italienne dans la Corne de l’Afrique et en Libye), a été rejetée. La Commission des crimes de guerre des Nations Unies a refusé d’inclure les atrocités commises en Éthiopie pendant la Seconde Guerre mondiale. Les demandes d’extradition ont été rejetées car jugées inopportunes.
Des décennies plus tard, l’Italie a ajouté l’insulte au préjudice en érigeant à Affile un mausolée en l’honneur de Graziani, le « boucher d’Addis-Abeba », symbole de son déni du passé.
Le Plan Mattei prône un partenariat d’égal à égal, loin des approches extractives.
La coopération au développement proposée par l’Italie, ainsi que la restitution d’objets culturels comme l’Obélisque d’Axoum n’ont pas été accompagnées d’excuses officielles ni d’une reconnaissance des torts commis. Certes, lors de leurs visites à Addis-Abeba, les présidents Oscar Luigi Scalfaro (1997) et Sergio Mattarella (2016) ont exprimé leur regret, mais aucune politique de réparation n’a suivi.
En revanche, en 2008, le Premier ministre Silvio Berlusconi a présenté des excuses officielles à la Libye et promis 5 milliards de dollars américains à titre de réparation. Ce double standard sape la crédibilité de l’Italie dans sa quête de rapprochement avec la Corne de l’Afrique.
Plus récemment, Giorgia Meloni a elle aussi éludé toute responsabilité historique. Interrogée en Éthiopie en 2023 par La Repubblica, sur la possibilité d’excuses, elle a répondu : « nous n’avons pas évoqué le sujet ; votre journal était absent ».
Les relations actuelles entre l’Italie, l’Érythrée, la Somalie et l’Éthiopie se concentrent sur les investissements et la gestion des migrations, tout en éludant la dette morale. Ce silence contraste avec les valeurs du Plan Mattei qui prône un partenariat d’égal à égal et rejette les approches extractives. Or, les investissements dans les infrastructures et l’aide, aussi utiles soient-ils, ne sauraient remplacer un examen de conscience.
Pour les pays de la Corne de l’Afrique, des excuses officielles ne relèvent pas seulement de la symbolique : elles constituent un volet essentiel de la justice transitionnelle et s’inscrivent dans le programme de l’Union africaine sur les réparations pour les violences coloniales. En Éthiopie, le processus de justice transitionnelle prévoit la recherche de la vérité sur les crimes commis et la reconnaissance historique.
L’aide et les investissements ne sauraient remplacer un examen de conscience nécessaire
L’Érythrée et la Somalie ont elles aussi des raisons morales et politiques d’exiger une reconnaissance des injustices. Lors du sommet Italie-Afrique de 2024, le président érythréen Isaias Afewerki aurait rappelé à Giorgia Meloni qu’un partenariat exigeait de la transparence, notamment l’ouverture des archives coloniales et la reconnaissance des 150 000 Érythréens enrôlés dans l’armée italienne.
L’histoire de la région, marquée par des infrastructures construites au service de la colonisation plutôt que pour les populations locales, invite à la prudence. Sans reconnaissance des responsabilités, cet engagement renouvelé pourrait reproduire les dynamiques extractives et inégales du passé.
Le plan Mattei offre à Rome l’occasion de transformer une relation jadis fondée sur la domination et le déni en un partenariat d’égalité et de responsabilité. Mais tant que l’Italie n’aura pas reconnu ses crimes et entamé un processus de justice réparatrice, son engagement dans la région restera marqué par les stigmates du passé colonial.
Les réparations devraient inclure la recherche de la vérité, l’ouverture des archives, la commémoration, le soutien aux survivants et une réforme de l’éducation en Italie pour garantir un enseignement fidèle de l’histoire coloniale. Présenter des excuses n’est pas un aveu de faiblesse mais le fondement d’un partenariat authentique basé sur la confiance, le respect et l’humanité. Ce n’est qu’à ce prix que le plan Mattei pourra véritablement incarner les principes d’équité et de réciprocité qu’il prône.
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