L'Ukrainien Kuleba tente de changer le récit de l’Afrique sur la guerre
L'Afrique devrait adopter des positions indépendantes, fondées sur les principes de la Charte des Nations unies.
Le bras de fer entre la Russie et l'Ukraine (et ses alliés occidentaux) pour conquérir le cœur et l'esprit des nations africaines s'est poursuivi la semaine dernière avec la tournée continentale du ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba.
Au cours d’un voyage de dix jours, il s'est rendu au Sénégal, en Côte d'Ivoire, au Ghana et au Kenya. Il a toutefois écourté son séjour pour retourner en Ukraine et faire face aux frappes massives de missiles par la Russie sur des villes du pays les 10 et 11 octobre. Le séjour africain de Kuleba fait suite à ceux de ses homologues américain et russe, ainsi que des dirigeants français et allemand, dans un contexte où l'Afrique devient un théâtre de lutte d'influence.
Kuleba ne se faisait guère d'illusions sur la difficulté de sa mission. Il a déclaré que des responsables sénégalais l’avaient averti : « Ce n'est pas notre guerre, l'Occident se bat contre la Russie », « La Russie et l'Ukraine sont un seul peuple » et « La Russie vous a attaqué parce que vous alliez devenir membre de l'OTAN [Organisation du traité de l'Atlantique Nord] ».
Il a également ajouté : « La version de la Russie a été très présente ici. L'heure est maintenant aux vérités ukrainiennes ». Au cours de la semaine qui a suivi, Kuleba a tenté de répondre aux trois « mensonges » de la Russie, comme il l'a dit aux journalistes africains dans un compte rendu en ligne le 13 octobre. Il a précisé que la Russie avait attaqué l'Ukraine pour la première fois en 2014, alors que l'Ukraine avait adopté une politique de neutralité et non d'adhésion à l'OTAN. Et si l'intention de rejoindre l'OTAN était une provocation à la guerre, pourquoi la Russie n'avait-elle pas attaqué la Finlande ?
Ce que Kiev craint le plus de l'Afrique, c'est l'indifférence, la neutralité ou le « non-alignement »
Le deuxième « mensonge » russe a été de déclarer que la Russie et l'Ukraine étaient en fait un seul pays, et que le président russe Vladimir Poutine pouvait donc imposer sa volonté à l'Ukraine. « En réalité, nous sommes deux pays très différents, avec chacun sa propre langue, culture et histoire. Imaginez que votre voisin vienne vous dire que votre langue, votre culture et votre histoire n'existent pas. Votre statut d'État est une erreur ».
Et le troisième a été que « la Russie veut la paix mais l'Ukraine refuse de négocier ». Au contraire, Kuleba a insisté sur le rejet par la Russie des nombreuses propositions de l'Ukraine pour résoudre les différends. Il a déclaré que tous les plans de paix de la Russie étaient des écrans de fumée pour cacher des ultimatums conduisant à la reddition et l'extinction de l'Ukraine.
Kuleba a également rejeté le principal message délivré par le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, lors de sa tournée africaine en juillet, selon lequel les pénuries mondiales de céréales et d'engrais — qui ont durement touché l'Afrique — étaient principalement dues aux sanctions occidentales contre la Russie. Kuleba les a imputées au blocus des ports ukrainiens par la Russie et a fait remarquer que les bombardements russes avaient encore fait augmenter les prix des céréales. Il a promis que Kiev enverrait « des bateaux remplis de semences pour l'Afrique ».
C’était la première visite d'un ministre ukrainien des Affaires étrangères en Afrique. Kuleba a affirmé que certains responsables lui ont dit que la plupart des Africains n'avaient jamais entendu parler de son pays avant la guerre. Le ministre a promis d'intensifier les relations et a annoncé que l'Ukraine allait ouvrir une ambassade au Ghana — la 11e ambassade ukrainienne en Afrique.
30 États africains ont soutenu la dernière résolution des Nations unies, soit deux de plus que lors de la décision du 2 mars
Il a promis aux pays africains une assistance dans les secteurs du numérique et la cybersécurité, de l'agro-technologie, de la formation en diplomatie ainsi que des bourses d'études. Il a confirmé que l'Ukraine prévoyait une « conférence Ukraine-Afrique à grande échelle » l'année prochaine — sans doute en partie pour contrer le deuxième sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg.
Kuleba a remercié ses hôtes dans les quatre pays pour le soutien moral qu'ils ont apporté à l'Ukraine jusqu'à présent dans cette guerre : la Côte d'Ivoire pour son « soutien à l'Ukraine » et le président sénégalais Macky Sall pour son « soutien ferme à l'intégrité territoriale de l'Ukraine ».
En février, l'Ukraine s'est réjouie lorsque le Kenya a conseillé à M. Poutine, au Conseil de sécurité des Nations unies (ONU), de respecter la frontière entre la Russie et l'Ukraine et d'abandonner les tentatives de retour au glorieux passé impérialiste de la Russie. Le Kenya s'aligne généralement sur les démocraties occidentales sur ces questions, ce n'était donc peut-être pas surprenant.
Kuleba semble particulièrement reconnaissant au président ghanéen Nana Akufo-Addo d'avoir déclaré à l'Assemblée générale de l’ONU le mois dernier que « chaque balle, chaque bombe, chaque obus qui touche une cible en Ukraine, touche nos poches et nos économies en Afrique ». Cette déclaration résume l'attitude que l'Ukraine attend de l'Afrique.
L'Afrique doit soutenir la Charte des Nations unies, qui interdit le recours à la force pour modifier les frontières d'un pays
Ce que Kiev craint le plus de la part de l'Afrique, c'est l'indifférence, la neutralité ou le « non-alignement ». Ainsi, Kuleba a déclaré jeudi aux journalistes africains que des pays comme l'Afrique du Sud, qui se sont abstenus de voter les résolutions de l'Assemblée générale condamnant l'invasion russe, « ne s'abstenaient pas contre l'Ukraine mais contre les crimes de guerre ».
Seuls 28 États africains ont soutenu la première résolution de l'Assemblée générale de l’ONU, le 2 mars de cette année, condamnant l'agression de la Russie contre l'Ukraine. Il est significatif que trois des pays où s’est arrêté Kuleba en fassent partie. La seule exception était le Sénégal, qui s'était abstenu. Kuleba a probablement inclus Dakar parce que Sall est l'actuel président de l'Union africaine et qu'il a participé à la diplomatie du grain pour lever le blocus russe sur les ports ukrainiens de la mer Noire.
Mais jeudi, Kuleba s'est dit très satisfait de sa tournée africaine. Les quatre pays visités ont voté en faveur de la résolution de l'Assemblée générale de l’ONU du 12 octobre, qui condamne la Russie pour ses « illégaux prétendus référendums » dans les régions ukrainiennes de Donetsk, Kherson, Louhansk et Zaporizhzhia et sa « tentative d'annexion illégale » de ces régions.
Kuleba a été particulièrement satisfait du changement de vote du Sénégal, qui après s’être abstenu en mars a soutenu la résolution. Il est significatif que le gouvernement angolais ait fait de même, se démarquant ainsi des cinq autres anciens mouvements de libération d'Afrique australe, qui se sont tous abstenus. Au total, 30 États africains ont appuyé la résolution, soit deux de plus que lors de la décision du 2 mars.
Quel sera l'effet de cette décision en Ukraine et en Occident ? Les pays occidentaux ont parfois été tentés d'aller au-delà de la persuasion pour obtenir le soutien des pays africains. Le Congrès américain est en train d'examiner une loi controversée qui punirait les gouvernements et les entreprises en Afrique qui font des affaires avec des oligarques russes douteux répertoriés sur le continent. Cependant, selon les informations recueillies par ISS Today, le projet de loi devrait être rejeté par le Sénat.
En juillet, la fuite d'un rapport confidentiel a révélé la frustration de l'Union européenne (UE) face à la neutralité de nombreux États africains. Le rapport posait la question si l'UE ne devrait pas envisager de faire dépendre son importante aide étrangère au continent du soutien africain à ses « valeurs ».
Les États africains pourraient-ils payer le prix de leur refus de soutenir l'Ukraine et la Charte de l’ONU ? Ce n'est pas encore clair. Certains États européens craignent que le fait de punir les gouvernements africains ne se retourne contre eux et ne les fasse passer de la neutralité à un soutien plus actif à la Russie.
Dans l’idéal, les États africains devraient prendre position en faveur de la Charte de l’ONU, qui interdit le recours à la force pour modifier les frontières d'un autre pays. Esquiver les tirs croisés dans cette guerre ne signifie pas rester neutre. Cela signifie adopter des positions de principe indépendamment d’implications géopolitiques plus larges.
Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria
Image : © Dmytro Kuleba/Twitter
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