L’Afrique doit séparer le bon grain de l’ivraie en géopolitique russe
Poutine a assuré l'UA que la Russie pallierait les pénuries de céréales, mais cet arrangement n'est pas des plus simples.
Avec l’intensification de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, les pays africains sont de plus en plus pris entre deux feux avec ce qui est sans doute en train de devenir une nouvelle guerre froide. Le dernier terrain de cette lutte acharnée est une guerre du blé, qui frappe les Africains de plein fouet.
Les antagonistes s'accusent mutuellement de la hausse mondiale des prix des céréales, notamment du blé. Selon la Banque africaine de développement, les prix du blé sur le continent ont augmenté de 60 % en raison des pénuries causées par ces hostilités.
Selon les Nations unies, la Russie et l’Ukraine sont les principaux producteurs et exportateurs de blé, et fournissent environ 44 % de la consommation africaine. Le pic soudain des prix du blé et du pain représente donc un problème particulier sur le continent, car l'insécurité alimentaire est déjà critique, au mieux, et alimente souvent l'instabilité. Ironiquement, le thème de l'Union africaine (UA) cette année est « renforcer la résilience en matière de nutrition et de sécurité alimentaire sur le continent africain ».
Lorsque le président sénégalais Macky Sall, président de l'UA, et Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l'UA, ont rencontré le président russe Vladimir Poutine à Sotchi vendredi dernier, les prix des céréales occupaient la première place à l'ordre du jour. Sall a déclaré à Poutine que la guerre provoquait une crise alimentaire en Afrique. « Même s'ils sont loin du théâtre, nos pays sont victimes de cette crise sur le plan économique », a-t-il déclaré.
Les prix du blé en Afrique ont augmenté de 60 % en raison des pénuries causées par la guerre
Sall a mis la crise alimentaire sur le compte de la guerre elle-même et des sanctions imposées par l'Occident contre la Russie en représailles. Il a tweeté, « [l]e Président #Poutine nous a exprimé sa disponibilité à faciliter l’exportation des céréales ukrainiennes, » déclarant que la Russie était prête à assurer l’exportation de son blé et de son engrais.
Le diable, cependant, pourrait être dans les détails de ces assurances. Sall n’a pas précisé publiquement si Poutine avait réitéré la position de la Russie selon laquelle les navires transportant de la nourriture ne quitteraient l’Ukraine que si certaines sanctions occidentales étaient levées.
Poutine insiste sur le fait que les sanctions sont le responsable principal des pénuries alimentaires et de la hausse des prix, citant un embargo sur les engrais à destination de la Russie. Après sa réunion avec Sall et Faki, le président russe a déclaré à sa télévision nationale que l’Ukraine pouvait exporter des céréales de ses ports, y compris celui d’Odesa – si elle commençait par les dépolluer.
Entre-temps, les États-Unis ont tenté de neutraliser la rencontre de Poutine avec les deux dirigeants de l’UA. Lundi, le secrétaire d’État Antony Blinken a appelé Faki pour discuter de « l’importance de mettre fin à la guerre de la Russie en Ukraine et de ses effets sur l’insécurité alimentaire mondiale ».
Poutine insiste sur le fait que les sanctions occidentales sont responsables des pénuries alimentaires et de la hausse des prix
« Le secrétaire a souligné que les sanctions des États-Unis n’empêchent ni l’exportation de produits agricoles ukrainiens ou russes, notamment de nourriture et d’engrais, ni les transactions nécessaires à ces exportations, comme les opérations bancaires ou le transport maritime », a déclaré le Département d’État. « Le secrétaire a insisté sur la nécessité d’assurer le passage en toute sécurité de tous les navires commerciaux à destination et en provenance des ports ukrainiens de la mer Noire. »
De même, la porte-parole allemande du ministère des Affaires étrangères, Andrea Sasse, a déclaré à Deutsche Welle : « Il y a un très grand risque que la Russie essaie, que le président Poutine essaie, d’établir un récit selon lequel c’est l’Occident qui est responsable de la famine qui menace l’Afrique. C’est un récit auquel nous voulons fermement résister. » Elle a ainsi affirmé que le risque de la famine était « le résultat de la guerre russe et pas celui des sanctions occidentales ».
La rencontre de Poutine avec Sall et Faki s’est achevée sans aucune déclaration publique claire sur les prochaines étapes. Le continent pourrait-il obtenir plus de blé – et si c’est le cas, serait-il russe, ukrainien ou quelque chose entre les deux ? Le New York Times a rapporté que les États-Unis ont averti 14 pays, en majorité en Afrique, que la Russie essayait de vendre des « céréales ukrainiennes volées », particulièrement aux États touchés par la sécheresse. Selon Blinken, des rapports crédibles ont révélé que la Russie pillait les céréales de l'Ukraine pour les vendre à son propre profit.
Un fonctionnaire du département d'État a déclaré à l'ISS Today : « Nous avons vu des rapports indiquant que la Russie vole des approvisionnements ukrainiens, y compris des enregistrements du système d'identification automatique maritime (AIS) qui indiquent que les cargos commerciaux russes quittent des points proches de l'Ukraine, leurs cales pleines de céréales ». Le responsable a ajouté que le ministère des Affaires étrangères de l'Ukraine a déclaré que la Russie avait saisi 400 000 à 500 000 tonnes de céréales ukrainiennes d'une valeur dépassant les 100 millions de dollars.
Il y a des limites à la neutralité africaine, particulièrement si la Russie est en train d’alimenter une crise alimentaire
Le New York Times a indiqué que : « L’avertissement américain concernant les céréales volées n’a fait qu’exacerber le dilemme pour les pays africains, dont beaucoup se sentent déjà coincés entre l’Est et l’Ouest, alors qu’ils pourraient se trouver face à un choix difficile : soit profiter d’éventuels crimes de guerre et déplaire à un puissant allié occidental, soit refuser de la nourriture bon marché à un moment où les prix du blé montent en flèche et où des centaines de milliers de personnes meurent de faim. »
L’article cite Hassan Khannenje, Directeur de l’Institut international d’études stratégiques HORN, basé au Kenya, qui affirme que les Africains n’hésiteraient pas à acheter des céréales ukrainiennes volées. « Il ne s’agit pas d’un dilemme. Les Africains ne se soucient pas de savoir d'où ils tirent leur nourriture, et si quelqu'un veut faire la morale à ce sujet, il se trompe. »
Cependant, le journal cite également Macharia Kamau, Secrétaire principal au ministère kényan des Affaires étrangères, qui a nié que le Kenya ait reçu un avertissement américain « Pourquoi auraient-ils besoin de nous avertir en premier lieu ? », a-t-il interrogé. « Pourquoi le Kenya achèterait-il des marchandises pillées ? L’hypothèse ressemble à un stratagème de propagande. »
Les pays africains achèteraient-ils des céréales volées (en supposant qu'elles puissent être identifiées comme telles) ? Ou devraient-ils le faire ? Jakkie Cilliers, directeur du programme « Futurs africains et Innovation » à l'Institut d'études de sécurité (ISS), dit que c'est un problème difficile. « Pour autant que je sache, il n'y a pas de sanctions juridiquement contraignantes. Mais si [le blé] était effectivement volé, l’obligation morale serait de ne pas l’acheter. »
Comme Sall l'a dit vendredi à Poutine, l'Afrique a essayé de se tenir à l’écart de cette guerre. Mais il y a des limites à la neutralité, particulièrement si la Russie est en train d’alimenter une crise alimentaire pour passer pour un sauveur
« Cette ‘pénurie’ n’est pas une coïncidence », déclare Denys Reva, chercheur à l’ISS. « D’une part, l’invasion de la Russie a perturbé le commerce maritime et les exportations de céréales de l’Ukraine. De l’autre, son armée cible les sites de stockage de céréales de l’Ukraine. La Russie cherche à influencer l'opinion publique sur la guerre et à augmenter la pression sur l'Ukraine (via l'Afrique et d'autres) pour qu'elle cesse de résister et accepte les termes de Moscou.
En d'autres termes, dans le cadre de cette stratégie, tous les pays vulnérables, y compris en Afrique, sont censés ressentir l'impact de la crise alimentaire. »
Peter Fabricius, Consultant, ISS Pretoria
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