L’État islamique fortifie sa position dans le bassin du lac Tchad
La mort d’Abubakar Shekau laisse présager un enracinement de la domination du groupe extrémiste violent dans la région et au-delà.
Publié le 13 juillet 2021 dans
ISS Today
Par
Malik Samuel
chercheur, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
La mort d’Abubakar Shekau, qui avait longtemps dirigé le Jama’atu Ahlis Sunnah lid-Da’wati wa’l-Jihad (JAS), a ouvert la voie à une reconfiguration des forces dans le bassin du lac Tchad. Cet évènement pourrait permettre à l’État islamique (EI) de consolider sa position dans la région par le biais de sa filiale locale, l’État islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO).
D’après des recherches que mène actuellement l’Institut d’études de sécurité (ISS), l’EI aurait l’intention de créer quatre califats dans l’État de Borno, situé dans le nord-est du Nigeria, pour superviser ses activités dans la région du bassin du lac Tchad et au-delà. Cette proposition aurait été faite à l’EIAO en juin, et les projets de nouveaux califats (États) concernaient les régions du lac Tchad, de Sambisa, de Timbuktu et de Tumbuma. Chacun d’entre eux se verra dirigé par un wali (gouverneur) et disposera de sa propre structure de « gouvernement ».
État de Borno, Nigeria ( cliquez sur le carte pour agrandir l'image)
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Toutefois, les quatre califats seront placés sous le contrôle du noyau central de l’EI, dirigé par Abu Ibrahim al-Hashimi al-Qurashi, ce qui semble indiquer un contrôle plus strict des droits de franchise par l’administration centrale de l’EI. Certains postes ne seront pas recréés dans tous les califats et resteront donc centralisés dans le bassin du lac Tchad.
Il s’agit notamment des postes au sein du Conseil de la Choura (assemblée consultative) et de celui d’amirul jaish (commandant en chef). Chaque califat comptera au moins deux représentants au Conseil de la Choura et disposera de ses propres chefs militaires. Ils rendront compte à l’amirul jaish, qui supervisera toutes les activités militaires de la région.
Il y aurait à ce jour un wali récemment nommé, Ba Lawan, responsable de Tumbuma. Le chef de l’EIAO, Abu Musab al-Barnawi, établi à Sambisa depuis la mort de Shekau, sera élevé au rang de chef du nouveau Conseil de la Choura. C’est à lui que les quatre walis devront également rendre des comptes. Sa’ad, l’actuel amirul jaish, supervise les îles du lac Tchad dans l’attente de la désignation d’un wali pour cette zone. Ces nominations sont effectuées par les dirigeants de l’EIAO, avec la contribution, la reconnaissance et l’approbation de l’EI.
Dans le cadre de cette consolidation, d’anciens combattants de Boko Haram qui étaient partis en Libye au fil des ans pour différentes raisons reviennent dans le bassin du lac Tchad pour rejoindre les rangs de l’EIAO. Des entretiens menés avec des personnes connaissant bien ces déplacements ont révélé qu’environ 80 combattants, répartis en deux groupes, sont arrivés au Nigeria en provenance de Libye au mois d’avril. Au nombre des raisons de leur exil, certains ont affirmé avoir fui après la scission de Boko Haram en 2016, désillusionnés par ce qu’ils considéraient comme un acte d’égoïsme de la part des dirigeants des deux factions, JAS et l’EIAO.
Les États devraient revoir avec un œil critique leurs contrats sociaux avec les citoyens
Avec le soutien de l’EI, l’EIAO s’appuie sur un réseau élaboré de contacts et d’itinéraires traversant l’Afrique de l’Ouest et du Nord (Libye-Algérie-Mali-Niger-Nigeria) visant à faciliter les déplacements des combattants. Environ 120 autres personnes sont désormais attendues de Libye. Parmi elles, il y a des Arabes qui seront basés de manière permanente dans la région en qualité de dirigeants.
Des informateurs clés ont déclaré à l’ISS que certains des combattants de retour, des Nigériens, des Nigérians et des Maliens, faisaient partie de l’équipe de l’EIAO qui a attaqué Sambisa en mai, résultant dans la mort de Shekau.
Après son retour de Libye, le premier groupe s’est établi à Shuwaram, dans la zone de gouvernement local de Kukawa, dans l’État de Borno (au Nigeria), pour vérification. Les combattants de ce groupe ont ensuite été déployés à Timbuktu (forêt d’Alagarno) dans la zone de gouvernement local de Damboa, où des combattants des îles du lac Tchad les ont rejoints par la suite.
Au fil des ans, l’EIAO s’est révélé l’une des filiales les plus importantes et les plus prospères de l’EI, abondamment citée et remerciée par le pouvoir central. La mort de Shekau a permis à l’EIAO d’obtenir des combattants et des armes en plus grande quantité, sur un territoire plus vaste.
La mort de Shekau a permis à l’EIAO d’obtenir davantage de combattants et d’armes, sur un territoire plus grand
Le retour de ces anciens combattants et le rôle accru que l’EI cherche à jouer mettent à mal les efforts de stabilisation et les plans de lutte contre l’extrémisme violent dans la région et au-delà. En effet, le groupe attaque constamment les initiatives humanitaires et gouvernementales, tue et enlève des travailleurs humanitaires, pille et incendie leurs bureaux. Cette situation entraîne une augmentation du nombre de personnes déplacées, dont 54 % de femmes, en particulier dans le nord-est du Nigeria.
Dans l’État de Borno, l’État le plus durement touché de la région du bassin du lac Tchad, 19 % du territoire reste totalement ou majoritairement inaccessible aux acteurs étatiques et humanitaires en raison de l’insécurité.
L’EI promeut également des réformes au sein de l’EIAO, afin de satisfaire ses combattants et s’assurer de leur loyauté. Il s’agit notamment de prendre des mesures pour s’assurer qu’ils sont traités équitablement par les commandants. Les combattants peuvent désormais choisir ce qu’ils veulent faire de leur part du butin de guerre, ce qui augmente l’incitation économique à se battre pour le groupe.
Les réformes comprennent également la protection et le soutien des moyens de subsistance des civils dans les zones que le groupe contrôle. Ces mesures sont considérées comme stratégiques, car l’amélioration des moyens de subsistance locaux entraîne mécaniquement une augmentation des recettes fiscales. Elles confèrent également une plus grande légitimité au groupe et à ses activités.
L’État islamique promeut des réformes au sein de l’EIAO pour s’assurer la loyauté de ses combattants
L’EIAO peut également considérer les efforts humanitaires et de stabilisation comme menaçant directement son objectif de se présenter comme l’unique gouvernement crédible aux yeux des civils. Ces initiatives ne peuvent être implémentées et menées à bien dans un climat d’attaques et d’insécurité permanentes.
Il est nécessaire que les États à l’intérieur et à l’extérieur du bassin du lac Tchad collaborent de manière plus concrète. La collecte et l’échange de renseignements, les enquêtes et recherches conjointes se font de plus en plus cruciales : les États ne peuvent pas traiter ces problèmes individuellement.
Il peut également se révéler utile de mieux gérer les frontières et de renforcer leur sécurité. Les groupes extrémistes sont connus pour tirer parti des frontières poreuses et non surveillées pour se déplacer et trouver refuge. Comme il est pratiquement impossible de surveiller physiquement ces longues frontières, des technologies telles que les drones, les capteurs et l’intelligence artificielle peuvent jouer un rôle essentiel. Toutefois, leur déploiement doit se faire en complément du renseignement humain et de l’amélioration des relations entre les États et les citoyens.
Il est tout aussi important d’investir dans des efforts de prévention qui permettront de contrecarrer la campagne de recrutement de l’EIAO, tant sur le plan idéologique que non idéologique, et ses efforts continus pour créer un État parallèle dans la région. Les gouvernements doivent impérativement comprendre que les menaces que pose l’EIAO ne disparaîtront que lorsque le groupe n’aura plus de marge de manœuvre. Il doit donc y avoir de meilleures alternatives crédibles à ce que le groupe offre pour gagner les cœurs et les esprits des civils.
Les États devraient revoir d’un œil critique leurs contrats sociaux avec la population. Il est essentiel de les renforcer afin d’éviter que davantage de personnes ne rejoignent les groupes extrémistes. Cela nécessite une présence accrue du gouvernement dans les zones reculées, ce qui devrait se traduire par davantage de sécurité, des moyens de subsistance alternatifs, le respect des droits humains et l’accès à des services de base de qualité tels que les soins médicaux, l’éducation et l’eau potable.
Malik Samuel, chercheur, Programme Bassin du lac Tchad, ISS Dakar
Cet article est financé par le ministère néerlandais des Affaires étrangères et par le Programme des Nations Unies pour le développement.
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