Les violences entre factions de Boko Haram inquiètent l’État islamique
Dans sa quête d’expansion au-delà du nord-est du Nigeria, les affrontements entre le JAS et l’EIAO ne sont pas dans l’intérêt du groupe terroriste.
Publié le 25 avril 2024 dans
ISS Today
Par
Malik Samuel
chercheur, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
En octobre 2023, la faction JAS de Boko Haram (Jama’atu Ahlis-Sunna Lidda’Awati Wal-Jihad) a lancé des offensives majeures contre l’autre faction du groupe – l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO). Cela a contraint les combattants de l’EIAO à évacuer une grande partie des îles sous leur contrôle, dans la région du lac Tchad, selon des recherches de l’Institut d’études de sécurité (ISS).
Le JAS aurait dû être sur la défensive après plusieurs défaites ces trois dernières années, la perte de son territoire et la mort de son chef Abubakar Shekau, qui a provoqué un exode massif de ses combattants. Au contraire, le groupe a expulsé l’EIAO de certains territoires qu’il détenait depuis longtemps. Selon des sources fiables, le JAS occupe désormais jusqu’à 40 % des îles précédemment contrôlées par l’EIAO. Mais ce dernier maintient son contrôle sur le territoire non insulaire dans ces régions.
Les acquis du JAS proviennent d’une alliance cruciale avec un ancien commandant influent de l’EIAO, Mikhail Usman, alias Kaila. Ce dernier, issu de l’ethnie Buduma, a rejoint le JAS en début 2023 avec d’autres combattants. L’un de leurs griefs était la marginalisation perçue des Buduma aux postes de direction au sein de l’EIAO.
En tant que tribu prédominante des îles du lac Tchad, les Buduma s’offusquent d’être « assujettis à des étrangers » – allusion à la direction de l’EIAO dominée par les Kanuri. Ils s’opposent également à ce que l’EIAO prélève des impôts sur les civils vivant sous son contrôle. Fort de ce mécontentement et de son ambition de pouvoir, Kaila est passé au JAS.
Il a orchestré l’attaque d’octobre et en a vendu l’idée au JAS. En tant qu’ancien commandant haut-gradé, il connaissait le talon d’Achille de l’EIAO : sans ses combattants Buduma, très aptes dans le lac, le groupe serait incompétent lors des batailles dans l’eau.
L’État islamique, sans mettre fin aux préparatifs de l’EIAO contre le JAS, a demandé une pause
Après la scission de Boko Haram en deux factions en 2016, l’État islamique a reconnu l’EIAO comme un affilié sous la direction d’Abu Musab al-Barnawi. Depuis lors, le JAS a remporté quelques victoires contre l’EIAO. En août 2021, une attaque de l’EIAO contre une base du JAS sur les îles de Barwa au Niger a échoué après la destruction de 12 des 20 véhicules de l’ancien groupe par des engins explosifs improvisés (EEI).
Le JAS a riposté cinq jours plus tard, blessant al-Barnawi au cours d’une bataille. Vers le 25 novembre 2021, le JAS a attaqué un autre site de l’EIAO à Shuwaram, tuant environ 180 combattants – la plus grande perte de l’EIAO.
La prise de territoires clés de l’EIAO par le JAS est assurément sa victoire la plus importante contre son rival au cours des dernières années. D’anciens combattants connaissant la dynamique propre aux groupes ont déclaré à l’ISS que l’EIAO ne paniquait pas, il se préparait à des contre-offensives majeures pour reconquérir du terrain. En avril, deux territoires ont été repris : Tumbun Allura et Falkima-Hakariya.
Selon des sources de l’ISS, l’EIAO ne veut pas donner l’impression d’être faible. Compte tenu du rôle de Kaila dans la défaite de l’EIAO, le groupe entend envoyer un message fort aux transfuges potentiels.
L’État islamique n’a pas mis fin aux préparatifs de l’EIAO, mais il a demandé une pause dans les attaques afin de persuader Kaila de revenir au sein de l’EIAO. Mais Kaila est réticent, compte tenu de son rôle dans les attaques du JAS et du fait que ses combattants ont emporté une grande partie des armes de l’EIAO lorsqu’ils ont fait défection. Des informateurs ont déclaré à l’ISS que Kaila avait réitéré cette crainte au téléphone avec Abu Rumaisa, le frère d’al-Barnawi et responsable des médias de l’EIAO, il y a quelques semaines.
L’État islamique éviterait de nuire à la réputation de sa principale filiale en Afrique de l’Ouest
Pourquoi l’État islamique tient-il à réconcilier Kaila avec l’EIAO ? Il craint peut-être que le JAS ne soit pas pris au sérieux. Mais il reconnaît également les torts que les défections ont causés, et réconcilier les transfuges avec l’EIAO pourrait affaiblir davantage le JAS.
L’État islamique dont l’expansion a conduit au déplacement de centaines de combattants dans le nord-ouest et le centre-nord du Nigeria, sait également que l’EIAO ne peut entamer une confrontation longue et mortelle avec le JAS.
Il se peut également que l’État islamique évite de nuire à la réputation de sa principale filiale en Afrique de l’Ouest. D’autant plus que son autre filiale dans la région, l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), est éclipsée par le Jama’at Nusratul Islam Wal Muslimin (JNIM), lié à Al-Qaïda.
Depuis qu’il s’est séparé de l’EIAO en 2022, l’EIGS est engagé dans une lutte pour la suprématie contre le JNIM. Cette rivalité affecte les opérations de l’EIGS, le JNIM devenant sa principale menace pour la sécurité. Entre janvier et février 2024, le média Al-Naba de l’État islamique rapporte que l’EIGS n’avait mené que huit attaques au Sahel, faisant 57 victimes. Le JNIM revendique 145 attaques avec 581 victimes durant la même période, indique le média d’Al-Qaïda Az-Zallaqa.
Le JNIM a également créé plus d’insécurité que l’EIAO à cette même période. Selon l’État islamique, l’EIAO a mené 96 attaques en janvier et février, faisant 205 victimes. Bien qu’il y ait eu moins d’attaques en février qu’en janvier, le nombre de victimes a augmenté parce que des engins explosifs improvisés ont servi dans 41 % des attaques.
Les gouvernements devraient intensifier la pression militaire afin d’accroître les dégâts entre les factions
La guerre par procuration entre l’État islamique et Al-Qaïda au Sahel et en Afrique de l’Ouest – manifestée par les affrontements entre leurs affiliés l’EIGS et JNIM – ainsi que la rivalité EIAO-JAS dans le bassin du lac Tchad, favorise la lutte contre le terrorisme. En effet, plus ces groupes extrémistes s’affrontent, plus ils sont susceptibles de s’affaiblir.
Les opérations militaires dans le bassin du lac Tchad menées par la Force multinationale mixte et les armées nationales tentent de limiter les espaces opérationnels du JAS et de l’EIAO, forçant les combattants à se rendre. Cela pourrait expliquer la réticence de l’État islamique à voir l’EIAO combattre le JAS et sa volonté de s’étendre au-delà du nord-est du Nigeria à la recherche d’un plus grand espace opérationnel.
Les gouvernements ne doivent donc pas s’attendre à ce que ces groupes s’effondrent spontanément. Ils doivent au contraire accroître la pression militaire pour amplifier les dommages que les groupes s’infligent mutuellement.
Il est également important de couper leur approvisionnement et de prévenir le recrutement dans le bassin du lac Tchad et au-delà. Pour cela, il faut renforcer les mesures de contrôle aux frontières, grâce à la collecte et l’échange de renseignements transfrontaliers.
Les conflits sont l’un des principaux vecteurs du terrorisme : en 2023, plus de 90 % des attentats terroristes ont eu lieu dans des zones touchées par des conflits. Il est donc essentiel de développer des outils de prévention adaptés à la société et axés sur le banditisme, les affrontements et la violence intercommunautaire. Ces mesures empêcheraient les terroristes de profiter des conflits, comme c’est le cas actuellement.
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