Le trouble politique au Sénégal révèle un système de justice en crise

Les dirigeants du pays saisiront-ils cette occasion pour restaurer la confiance dans les institutions démocratiques du Sénégal ?

Alors qu’il se rendait à une convocation du juge dans le cadre d’une affaire de viol, Ousmane Sonko, l’un des principaux opposants au Sénégal, a été incarcéré pour « trouble à l’ordre public » et « participation à une marche non autorisée », le 3 mars dans la capitale sénégalaise de Dakar.

Populaire auprès des jeunes, Sonko est perçu comme celui qui pourrait apporter un véritable changement. Selon une bonne partie de l’opinion, les poursuites judiciaires initiées contre lui dénotent d’une stratégie de liquidation d’un candidat à la présidentielle de 2024.

Son arrestation a déclenché des vagues de manifestations à Dakar et dans plusieurs villes et localités du pays, ces manifestations ont été parmi les plus violentes de l’histoire du pays. Les affrontements entre civils et forces de l’ordre ont conduit à la mort de 11 personnes et fait près de 590 blessés. À cela s’ajoutent plusieurs arrestations de manifestants et d’importants dégâts matériels résultant de saccages et de destructions de biens et d’édifices publics et privés.

Cependant, ce soulèvement dépasse l’affaire judiciaire impliquant l’opposant politique. Il intervient dans un contexte marqué par un large ressentiment qui résulte d’une situation socio-économique difficile aggravée par les mesures restrictives contre la propagation de la COVID-19. Cette crise est le reflet des tensions politiques qui persistent depuis la présidentielle controversée de 2019 ; les efforts de dialogue politique initié en mai 2019 n'ont pas su l’atténuer.

Les poursuites judiciaires à l'encontre de M. Sonko sont considérées comme une tentative de l'empêcher de se présenter aux élections présidentielles de 2024

La fuite de documents confidentiels liés à l'enquête pour viol et l’imbroglio autour de la procédure de levée de l’immunité parlementaire de Sonko sont venus renforcer, aux yeux de l’opposition et de ses partisans, la thèse d’un complot fomenté par le pouvoir. Cette situation a en outre alimenté la perception déjà largement partagée d’un pouvoir usant du système de la justice pour atteindre ses objectifs politiques.

L’exclusion des deux principaux rivaux politiques du président Macky Sall, Karim Wade, candidat du Parti démocratique sénégalais, et Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, avant la présidentielle de 2019, avait suscité de vives réactions de la part de leurs partisans.

L’invalidation de leurs candidatures en raison de leurs condamnations pour enrichissement illicite et détournement de fonds publics avait suscité de vives réactions de la part de leurs partisans et était perçue comme une mise en pratique des propos tenus en 2015 par le président lorsqu’il affirmait vouloir réduire l'opposition « à sa plus simple expression ».

Idrissa Seck, leader du parti Rewmi, est arrivé deuxième à l’élection de 2019. En novembre 2020, il accepte une nomination à la tête du Conseil économique, social et environnemental (CESE), faisant de lui l’une des figures les plus importantes du régime. Ce ralliement au pouvoir a davantage contribué à affaiblir le poids de l’opposition et a fait d’Ousmane Sonko, arrivé troisième, le principal opposant au pouvoir.

Le cas de Sonko fait écho à ceux d’adversaires politiques disqualifiés avant l'élection présidentielle de 2019

La perception d’une instrumentalisation politique de la justice s’accompagne de celle d’une justice à deux vitesses. Elle repose, d’une part, sur la célérité avec laquelle les affaires impliquant des opposants politiques sont traitées et, d’autre part, la quasi-absence des poursuites judiciaires contre des tenants du pouvoir. Cette dernière concerne notamment des hommes politiques mis en cause dans des rapports de corps de contrôle tels que l’Inspection générale d’Etat, la Cour des comptes ou encore l’Office nationale de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC).

Un des exemples de cette perception est l’affaire du Centre des œuvres universitaires de Dakar (COUD). En 2019, Cheikh Oumar Anne quitte la direction du COUD après avoir été nommé ministre de l’Enseignement supérieur alors que le rapport 2014-2015 de l’OFNAC, qui avait mis en avant la mauvaise gestion du COUD, recommandait une poursuite judiciaire à son encontre et mettait en garde contre sa nomination à la tête d’un organisme public.

Ces dernières années, la judiciarisation du débat politique nourrie par une série d’affaires impliquant des responsables politiques met en avant la nécessité de mener une réforme des institutions démocratiques, telle que la justice, afin d’améliorer la perception de l’impartialité et renforcer l’indépendance de la justice.

De manière significative, le président de la République préside le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), organe chargé de la gestion de la carrière des magistrats, et le ministre de la Justice en est le vice-président et assure une autorité directe sur les magistrats du parquet. Cette situation suscite des questions quant à la transparence et l’équité dans la gestion des carrières des magistrats, et donc du fonctionnement de la justice.

La nécessité de réformer les institutions démocratiques du Sénégal a été reconnue au fil des ans

La nécessité de réformer les institutions démocratiques au Sénégal a été reconnue au fil des années. Inspirés des conclusions des Assises nationales de 2009, les travaux de la Commission nationale de réformes des institutions (CNRI), créée en 2013, préconisent plusieurs réformes pertinentes. Les recommandations formulées, y compris celles relatives au renforcement de l'indépendance de la justice, auraient pu être incluses dans la révision constitutionnelle de 2016.

La CNRI avait en outre proposé, pour garantir une séparation plus claire des pouvoirs, que le président de la République cesse d’être chef de parti dès sa prise de fonction, et ce, afin d’atténuer le risque de conflit entre l’intérêt général et les intérêts partisans.

Notant la question de l'interférence du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire, la Commission avait également préconisé le retrait du président de la République et du ministre de la Justice du CSM.

L’affaire Ousmane Sonko doit être saisie comme une opportunité de restaurer la confiance dans l’institution judiciaire. Pour ce faire, l'État doit non seulement prendre toutes les mesures nécessaires pour l’organisation d'un procès équitable, mais aussi initier un processus de réforme du secteur de la justice. Les recommandations des Assises nationales et de la CNRI montrent à suffisance que le Sénégal dispose d’un vivier d'idées pouvant l’aider à corriger les lacunes de son système démocratique, longtemps présenté comme un modèle en Afrique.

Aïssatou Kanté, chargée de recherche, ISS Dakar

Cet article a été réalisé grâce au soutien du Fonds de résolution des conflits du Royaume-Uni et de la Fondation Hanns Seidel.

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