L'Afrique doit empêcher ses soldats et sa police de devenir des vecteurs d'instabilité

Au lieu de soutenir la réforme du secteur de la sécurité au sortir de conflits, l'UA devrait utiliser son influence pour prévenir les crises.

L'implication des institutions de sécurité de l'État dans la politique contribue à l'instabilité politique en Afrique. Dans la plupart des cas, le défi n’est pas limité à l'armée, mais il englobe également le système judiciaire, la police et les services de renseignement.

En mai 2021, par exemple, le Mali a connu son deuxième coup d'État militaire en neuf mois. Le dernier a été précédé par des mois de militarisation de l'État par les officiers de l'armée qui ont dirigé la prise de pouvoir qui a eu lieu en août 2020.

Au Tchad, le Conseil militaire de transition a violé la Constitution nationale en nommant le général de corps d'armée Mahamat Idriss Déby à la présidence, suite à la mort de son père, Idriss Déby, le 20 avril. De son côté, le Nigeria a connu des manifestations importantes en octobre 2020, après des années de tensions au sujet d’allégations de torture et d'exécutions extrajudiciaires de civils par des agents des forces de sécurité de l'État.

La réforme du secteur de la sécurité (RSS) est une solution reconnue au problème de la politisation de la police, de l’armée et des tribunaux. Le processus de réforme vise à professionnaliser et à renforcer la capacité de ces institutions et à promouvoir une surveillance civile fondée sur la bonne gouvernance, l’état de droit et le respect des droits humains.

De nombreux pays africains peinent à financer la RSS à partir de leurs budgets, ce qui rend nécessaire le soutien financier et spécialisé des acteurs multilatéraux, notamment celui de l'Union africaine (UA). Afin de construire des institutions de sécurité efficaces, une telle aide doit être fournie avant que les crises n'éclatent, et s’inscrire dans le cadre d'un effort plus large de prévention des conflits.

Pour obtenir l'adhésion et l'action des gouvernements, le CPS devrait adopter une position plus ferme

En 2021, l'UA poursuivra son appui à la RSS en Gambie, en Guinée-Bissau et en République centrafricaine (RCA). Il convient de noter que ces trois initiatives sont menées dans des États qui sortent tout juste d’un conflit armé ou d’une transition politique, ce qui rend ces actions plus réactives que préventives.

L'une des raisons pour lesquelles l'UA se penche sur les situations post-conflit consiste dans le fait que le rôle des institutions de sécurité est politiquement délicat. De manière générale, les gouvernements résistent à toute interférence extérieure ou non consensuelle dans les questions qui menacent leur souveraineté ou le pouvoir de leurs armées. Dans les situations post-conflit et les contextes de transition, ces préoccupations sont souvent moins vives ou simplement éclipsées par d'autres conflits internes.

Depuis que l’UA a adopté le Cadre d'orientation sur la réforme du secteur de la sécurité en 2013, l'organisation continentale a intensifié ses efforts en matière de RSS. La Division de Désarmement, Démobilisation et Réinsertion, récemment rebaptisée « Réforme du Secteur de la Sécurité », a joué un rôle crucial dans la coordination des travaux de l’UA avec les États membres. Sept notes d'orientation opérationnelle ont été élaborées, des experts ont été envoyés pour effectuer des évaluations des besoins, et des capacités techniques ont été développées dans divers pays tels que la Gambie, la RCA et Madagascar.

Des recherches menées par l’Institut d’études de sécurité (ISS) sur la RSS en Gambie ont notamment documenté la valeur déclarée des orientations que l’UA fournit au gouvernement sur la façon de gérer les stocks d’armes non sécurisés qui remontent au régime de Yahya Jammeh.

Toutefois, il n’en demeure pas moins que dans de nombreux pays africains, la responsabilisation et la bonne gouvernance font cruellement défaut dans les secteurs de la sécurité. Bien que l’UA puisse contribuer à la réforme, la responsabilité première incombe aux gouvernements, aux élites politiques et aux dirigeants du secteur de la sécurité eux-mêmes.

Transformer l’approche RSS de l’UA en une approche plus proactive et préventive ne sera pas chose facile

L'UA pourrait néanmoins jouer un rôle plus décisif dans le renforcement de l'efficacité de la RSS en augmentant son engagement politique et son influence dans les pays touchés. Pour y parvenir, l’UA a besoin d’une voix politique claire et de l'adhésion des États membres pour orienter les positions continentales sur la question.

Le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l'UA serait l'institution idéale pour piloter ce changement. La Feuille de route principale de l'UA sur les mesures pratiques pour faire taire les armes en Afrique à l'horizon 2020 souligne le rôle du CPS, qui constitue le fer de lance de l’influence politique de cet organisme continental sur les États membres, dans la promotion de l’appropriation nationale des processus de RSS.

Pour que le CPS soit efficace, un changement de paradigme est nécessaire dans l’approche de l’UA. Au lieu d'être abordée comme un processus d’édification des nations qui suit la fin des conflits comme la perspective traditionnelle l’indique, la RSS doit être considérée comme un élément crucial de la prévention des crises. Cela implique d’appréhender et de juguler, à titre préventif, les facteurs qui poussent les institutions de sécurité à devenir des moteurs d’instabilité.

Des exemples récents montrent que les dirigeants africains reconnaissent qu'il reste encore beaucoup à faire au sujet de la RSS. En 2019, par exemple, la Retraite de haut niveau de l’UA sur la promotion de la paix, de la sécurité et de la stabilité en Afrique s’est concentrée sur la réforme et la gouvernance des secteurs de sécurité au niveau continental.

Toutefois, l’impact de ces discussions reste limité, à moins que les pays ne décident de réformer leurs secteurs de sécurité et de favoriser un rôle plus important pour la Commission de l'UA et ses bureaux de liaison en matière de RSS. Pour obtenir l'adhésion et l'action des gouvernements, le CPS doit abandonner les déclarations politiques générales et adopter une position plus ferme.

Il est peu probable que l'UA fasse pression pour promouvoir le changement en matière de RSS, à moins que les États membres ne le lui demandent

Cet organe pourrait notamment avoir plus souvent recours à ses déclarations spécifiques concernant certains pays pour façonner le discours politique et les réponses nationales aux crises. Par exemple, le communiqué du CPS sur la Somalie publié en avril a exprimé la préoccupation du Conseil quant à la manière dont les tentatives du président Mohamed Abdullahi Mohamed de prolonger son mandat affecteraient les institutions de sécurité du pays. Le CPS a également exhorté le gouvernement de la Gambie à maintenir l'appropriation nationale de sa RSS en allouant un fonds budgétaire national au processus, chose qui était négligée par le gouvernement.

Les participants à un séminaire tenu dernièrement par l'ISS ont suggéré que le CPS envisage d'émettre une déclaration sur la RSS en s’alignant sur son communiqué décisif de 2015 sur la prévention structurelle des conflits. Ce communiqué a fourni un appui politique précieux qui a aidé l’UA à mener l'évaluation de la vulnérabilité et de la résilience structurelles des pays (CSVRA) et élaborer une stratégie. Ces processus identifient les moteurs structurels des conflits de manière précoce. Le Ghana a été le premier État africain à être soumis au processus de la CSVRA en 2017, suivi de la Zambie en 2020.

La transformation de l’approche en matière de RSS de l’UA en une approche plus proactive et préventive ne sera pas chose facile. Les sensibilités politiques et les ressources intensives nécessaires à la RSS réduisent la possibilité que l'UA fasse pression pour promouvoir le changement, à moins que les États membres ne le lui demandent.

Contrainte par les limites de sa capacité, l'UA peine déjà à répondre aux demandes de soutien exprimées par les pays en matière de RSS. Et comme en témoigne la lenteur de l’adoption de la CSVRA, la prévention des conflits reste difficile et dépend de la volonté politique des pays et des régions concernés. Cela signifie que l’UA va probablement s’en tenir à son approche réactive et technique, n’intervenant que lorsqu’elle y est invitée.

En attendant, comme on peut le constater à partir des événements qui ont lieu au Mali et au Tchad, les institutions de sécurité de l'Afrique continuent de menacer gravement la stabilité politique. Un engagement précédant les crises et un CPS qui se fait plus entendre sur la question de la RSS sont donc essentiels. Ceci permettra de montrer que l’UA accorde la priorité à la prévention des conflits en encourageant les réformes avant que ne surviennent les crises politiques.

Chido Mutangadura, consultant, Opérations de paix et consolidation de la paix, ISS Pretoria

Cet article est publié grâce au programme Training for Peace (TfP), une initiative financée par le gouvernement de la Norvège.

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