L’EIAO met fin à sa stratégie du « cœur et de l’esprit » ?
Les relations du groupe terroriste avec les civils se détériorent : les États devraient en profiter pour renouer avec les communautés touchées.
Publié le 06 septembre 2024 dans
ISS Today
Par
Malik Samuel
chercheur, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Pendant des années, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO) s’est présentée comme un gouvernement alternatif et un groupe qui se souciait des civils – contrairement à sa faction rivale de Boko Haram, Jama’atu Ahlis-Sunna Lidda’Awati Wal-Jihad (JAS).
Cette propagande bien ficelée visait à gagner les cœurs et les esprits au sein des communautés locales afin d’améliorer le recrutement et les revenus de l’EIAO. Ce dernier a capitalisé sur les vulnérabilités de ces populations locales, comptant des millions de personnes déplacées et privées de leurs moyens de subsistance en raison d’années de conflit avec Boko Haram.
Après s’être séparé en 2016 du JAS dirigé par Abubakar Shekau, l’EIAO, soutenu par l’État islamique (EI), s’est installé sur les îles du lac Tchad. Le groupe a profité de la richesse économique de la région en sécurisant les routes commerciales abandonnées pendant le conflit. Il a invité les civils dans le bassin du lac Tchad à venir vivre et travailler dans les zones sous son contrôle, leur promettant sa protection.
Un ancien religieux et juge de l’EIAO a déclaré à ISS Today : « Nous avons rencontré des pêcheurs et leur avons demandé de dire aux gens de Maiduguri et d’ailleurs qu’ils peuvent se sentir libres de s’installer ici et d’y mener leurs activités ».
L’EIAO attaque les communautés au motif que les civils renseignent les forces de sécurité
Ainsi, des pêcheurs, des agriculteurs, des éleveurs, des commerçants, des transporteurs et d’autres personnes originaires des zones touchées par Boko Haram se sont installés sur les îles. Contrairement au groupe JAS, les combattants de l’EIAO n’avaient pas le droit de mener des raids contre les communautés civiles. Aucun combattant ne pouvait harceler les civils dans ces zones, les contrevenants s’exposant à des sanctions sévères, allant du fouet à la détention voire à l’exécution. Les revenus de l’EIAO s’accroissaient à mesure que se répandait la nouvelle selon laquelle la sécurité y était assurée.
Cette bulle semble aujourd’hui avoir éclaté, car les civils sous le contrôle du groupe et ceux d’autres communautés sont de plus en plus souvent attaqués. En effet, l’EIAO enlève et exécute également des hommes dans des communautés qui échappent à son contrôle, comme dans la localité de Kukawa, dans l’État de Borno. L’Institut d’études de sécurité (ISS) étudie les documents de propagande de l’EIAO et a constaté qu’il y avait eu au moins trois enlèvements entre mars et avril et neuf exécutions entre avril et juin de cette année.
Les anciens d’une communauté ont déclaré qu’en avril, ils avaient envoyé une délégation à l’EIAO pour s’enquérir du devenir de leurs jeunes hommes, mais n’avaient reçu aucune réponse. Des membres de l’EIAO sont alors venus leur expliquer que les jeunes en question avaient été enlevés pour différentes raisons, notamment pour avoir collaboré avec les forces de sécurité et pour des délits tels que des vols à main armée.
État de Borno, nord-est du Nigeria Source : ISS
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La ville de pêche bien connue de Baga, à Kukawa, a été particulièrement touchée. En mai, des combattants de l’EIAO ont attaqué la ville et tué une quinzaine de personnes, donnant aux habitants deux semaines pour quitter les lieux – une menace visant à empêcher les habitants de collaborer avec les forces de sécurité. Les civils de Tumbum Rogo, une île voisine sous le contrôle de l’EIAO, ont également reçu l’ordre de partir dans un délai d’une semaine. Le groupe sait évidemment que le fait de forcer les habitants à quitter leur milieu de vie les rend plus vulnérables.
Le 3 juin, l’EIAO a fait le tour de l’île, ordonnant à ceux qui refusaient de partir de se rassembler dans un espace ouvert habituellement utilisé pour faire sécher le poisson et le fumer. Les civils ont paniqué et certains se sont enfuis, sentant le danger. Les combattants de l’EIAO ont ouvert le feu sur eux, tuant au moins 40 civils selon les rescapés. Environ 75 autres n’ont pas été retrouvés.
L’attaque la plus choquante de ces dernières semaines a été le massacre, le 1er septembre, de plus d’une centaine de civils dans le village de Mafa, dans l’État de Yobe. L’EIAO a accusé les villageois d’informer les forces de sécurité, ce qui a entraîné l’assassinat de quatre de ses messagers, l’arrestation de ses informateurs et la saisie de ses biens et marchandises près du village.
Pour ceux qui suivent le conflit, les raids et vols à main armée sanctionnés par l’EIAO dans l’État de Borno sont tout aussi surprenants. Des attaques ont également lieu sur les routes reliant les gouvernements locaux à Maiduguri, la capitale de l’État, et sur celle qui relie Gamboru-Ngala, dans l’est de l’État de Borno, à Maiduguri. Ces attaques sont perpétrées par des combattants de l’EIAO originaires de la région de la forêt d’Allagarno.
Les combattants de l’EIAO ont « l’autorisation temporaire » de voler les civils jusqu’au début des récoltes
Trois raisons peuvent expliquer la multiplication des attaques de l’EIAO contre des civils. Premièrement, les opérations militaires ont contraint le groupe à prendre des décisions désespérées. Début 2024, l’opération Lake Sanity 2 de la Force multinationale mixte, et les armées du Nigeria, du Cameroun et du Tchad, a ciblé les bastions de l’EIAO autour du lac Tchad et dans les forêts d’Allagarno et de Sambisa. Plusieurs installations y ont été détruites et ses combattants et commandants ont été tués ou blessés. Le groupe estime que les civils ont informé des agents de sécurité, ce qui justifierait ses attaques contre des communautés.
La deuxième raison réside dans la rivalité entre l’EIAO et le groupe JAS. Après l’assassinat de Shekau par l’EIAO et la perte de contrôle de la forêt de Sambisa, le nouveau chef du JAS, Bakura Doro, savait qu’il serait bientôt pris pour cible. La campagne militaire incessante de Bakura contre l’EIAO a contraint le chef de ce groupe et point focal de l’EI en Afrique de l’Ouest et au Sahel, Abu Musab al-Barnawi, à s’installer temporairement dans la zone de la forêt d’Allagarno.
Certains combattants de l’EIAO ont décidé de se rendre aux forces de sécurité simplement parce qu’ils n’en pouvaient plus de combattre. À mesure que le JAS parvient à expulser l’EIAO de ses territoires, le groupe attaque également les civils qui sont pris dans ces affrontements, et qui se demandent si l’EIAO peut continuer à les protéger.
La troisième raison pour laquelle l’EIAO permet à ses combattants de s’attaquer à des civils est la faim. Les anciens combattants qui ont récemment quitté les territoires contrôlés par le groupe dans la forêt d’Allagarno se sont plaints de trop souffrir de la faim. Ils ont déclaré que l’EIAO craignait que les combattants ne se révoltent ou ne fassent défection si la situation perdure. La région ne jouit pas des mêmes capacités de production alimentaire et opportunités économiques que la zone du lac Tchad.
La mésentente entre l’EIAO et les civils peut aider à contrer la propagande terroriste
L’EIAO a offert aux combattants et à certains civils dans la région de la forêt d’Allagarno des primes en espèces et des produits agricoles tels que des engrais et des semis, mais cela n’a pas suffi. Ainsi, plutôt que de risquer une révolte ou des désertions de la part des combattants, l’EIAO leur a accordé « l’autorisation temporaire » de voler les civils dans les zones contrôlées par le gouvernement en attendant l’arrivée de la saison des récoltes.
Les gouvernements de la région pourraient profiter de la détérioration des relations de l’EIAO avec les civils pour contrer la propagande terroriste. Pour ce faire, il faudra offrir aux communautés des zones touchées de meilleures alternatives que celles proposées par les deux factions de Boko Haram, notamment en matière de sécurité, de services de base et de soutien à leurs moyens de subsistance.
Ces actions encourageraient les civils à quitter les zones contrôlées par l’EIAO, privant ainsi le groupe de sa capacité à recruter des combattants, à générer des revenus, à s’approvisionner ou à produire de la nourriture.
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