Évasion de la prison de Kuje : le Nigeria est-il à court d’options sécuritaires ?
Très médiatisées, ces attaques révèlent l’incapacité du pays à contenir l’extrémisme violent et le banditisme.
Publié le 11 juillet 2022 dans
ISS Today
Par
Malik Samuel
chercheur, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Le 5 juillet, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO), une faction dissidente de Boko Haram, a lancé une attaque contre une prison pourtant bien sécurisée dans la capitale du Nigeria, Abuja. Le groupe s’est introduit dans le centre pénitentiaire de moyenne sécurité de Kuje après en avoir maîtrisé les gardiens, dans un assaut bien coordonné.
Le gouvernement a annoncé que 879 détenus s’étaient évadés, parmi lesquels la totalité des 68 membres de Boko Haram qui y étaient emprisonnés. Environ la moitié des fugitifs ont été retrouvés, et il a été confirmé que l’un d’entre eux appartenait au groupe extrémiste violent.
Les assaillants auraient répondu à l’appel lancé par l’État islamique (Daesch) en avril pour libérer les combattants emprisonnés. Des membres d’Ansaru (une filiale d’Al-Qaïda au Nigeria) qui étaient détenus se seraient également évadés.
Il s’agit du dernier épisode en date d’une série d’agressions très médiatisées qui remettent en cause la capacité du gouvernement nigérian à protéger ses citoyens. Cette attaque est survenue quelques heures après que le convoi du président Muhammadu Buhari a été pris pour cible par des criminels dans son État natal de Katsina. Moins d’une semaine auparavant, des assaillants avaient envahi un site minier, tuant une quarantaine de membres du personnel de sécurité et enlevant quatre ressortissants chinois. Et, il y a un mois, des tireurs non-identifiés ont tué une quarantaine de fidèles dans une église de l’État d’Ondo.
Les assaillants ont certainement répondu à l’appel lancé par Daesch en avril pour libérer les combattants emprisonnés
L’évasion de la semaine dernière, la quatrième en un an, est peut-être l’incident le plus significatif pour le Nigeria, le bassin du lac Tchad et au-delà, étant donné qu’elle concernait des détenus affiliés à Boko Haram. La région est confrontée à une recrudescence d’attentats terroristes, qui sont notamment le fait de l’EIAO. Ce groupe s’est développé au point de devenir la principale menace pour la sécurité dans la région.
Ce n’est pas la première fois que Boko Haram prend pour cible des centres de détention. En décembre 2013, le groupe avait attaqué la base aérienne de Maiduguri, libérant quelques-uns de ses membres et détruisant cinq avions. Trois mois plus tard, les terroristes avaient pris pour cible l’établissement pénitentiaire militaire de la caserne bien fortifiée de Giwa à Maiduguri, libérant certains de ses membres qui y étaient détenus.
Le Nigeria : États et leurs capitales Source: The International Center for Investigative Reporting (click on the map for the full size image)
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Comment l’EIAO a-t-il pu réussir cette dernière attaque ? Kuje est l’une des prisons les plus sécurisées du Nigeria. Le service pénitentiaire nigérian a déclaré qu’au moment de l’attaque, la prison était gardée par des soldats, des policiers, des agents du Corps de défense civile, du service de sécurité de l’État et de la brigade armée de la prison.
L’installation se trouve à moins de 50 km de la résidence du président de la République, et à plus de 800 km de la zone de prédilection de l’EIAO, à savoir l’État de Borno, dans le nord-est du Nigeria. Les ressources (humaines et matérielles), la planification et la coordination de l’opération ont dû être minutieusement préparées. Le succès de l’opération montre la puissance et la détermination du groupe à répandre la terreur au-delà du nord-est du Nigeria.
L’EIAO a-t-il pu bénéficier d’une aide à l’intérieur de la prison ou de la part des forces de sécurité ? Le président Buhari était visiblement en colère lors de sa visite de la prison après l’attaque. Il a mis en doute le système de renseignement mis en place, s’est interrogé quant à la facilité avec laquelle les assaillants ont eu accès à l’établissement et leur capacité à quitter les lieux sans laisser de trace. L’arrestation de deux officiers de police qui auraient communiqué avec Boko Haram après l’évasion semble indiquer qu’il y aurait peut-être eu collusion.
L’Institut d’études de sécurité (ISS) a appris par d’anciens combattants qui ont quitté le groupe que, lorsque l’un des terroristes évadés était en prison, il parvenait à communiquer facilement avec les membres de l’EIAO à l’extérieur. Le détenu en question – qui serait l’un des pionniers de Boko Haram – possédait apparemment un téléphone portable qu’il utilisait pour envoyer des messages par dizaines aux membres de l’EIAO, notamment des sermons, sous forme de notes vocales.
L’EIAO a-t-il bénéficié d’une aide à l’intérieur de la prison, ou de la part des forces de sécurité ?
Le suivi des enjeux sécuritaires effectué par l’ISS dans le bassin du lac Tchad montre que, l’année dernière, après la mort du chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, l’EIAO a cherché à étendre son territoire au-delà des huit régions touchées par Boko Haram, à savoir les États de Borno, d’Adamawa et de Yobe dans le nord-est du Nigeria, les régions du Nord et de l’Extrême-Nord au Cameroun, les régions du Lac et d’Hadjer-Lamis au Tchad et la région de Diffa au Niger.
Cette expansion a vu le groupe établir de nouvelles cellules au Nigeria – dans la forêt de Fufore dans l’État d’Adamawa, la forêt de Falgore dans l’État de Kano, au nord-ouest du Nigeria, et dans un endroit non identifié dans l’État de Kogi, au centre-nord du Nigeria.
Les résultats sont déjà clairs. Pour la première fois depuis sa formation en 2016, l’EIAO a mené des attaques dans les États de Taraba, de Kogi et de Niger, ainsi qu’à Abuja. Elles ont toutes eu lieu en 2022, en dehors des États BAY (Borno, Adamawa et Yobe), et ont été lancées à partir de nouvelles cellules. Les données de l’ISS révèlent que les attaques dans l’État de Taraba ont été exécutées par la cellule de Fufore, tandis que les agressions de Kogi, de Niger et d’Abuja ont été dirigées par la cellule de Kogi.
En ayant recours à ces cellules, l’EIAO réduit considérablement les risques et les contraintes logistiques associés à des attaques éloignées de sa base de l’État de Borno. Ainsi, les 200 km qui séparent Fufore de Jalingo, la capitale de l’État de Taraba, représentent moins de la moitié de la distance entre l’État de Borno et l’État de Taraba qui est de 450 km.
Les données de l’ISS montrent que l’évasion de la prison impliquerait une collaboration entre Ansaru et l’EIAO
Les données de l’ISS semblent également indiquer que l’évasion de la prison de Kuje a bénéficié d’une collaboration entre Ansaru et EIAO. Ansaru, qui est affilié à Al-Qaïda, veut travailler avec l’EIAO. Et si ce dernier est réceptif, il a néanmoins besoin du soutien de Daesch pour créer une alliance avec Ansaru. Dans l’intervalle, les deux groupes ont maintenu une communication informelle. Ansaru s’est vanté d’avoir effectué la reconnaissance de la prison de Kuje et d’un autre établissement pénitentiaire détenant des membres de Boko Haram dans l’État de Niger.
L’ISS n’est pas en mesure de vérifier si l’EIAO avait accepté les propositions d’Ansaru, mais ces deux organisations pourraient avoir collaboré, ne serait-ce que lors de l’évasion de la prison. Le fait qu’Ansaru connaisse bien les régions du nord-ouest et du centre-nord du Nigeria constitue un avantage. Par ailleurs, la cellule EIAO de Kogi est relativement nouvelle et réduite, selon des sources de l’ISS dans la région. Donc l’EIAO et Ansaru auraient bénéficié tous deux de l’union de leurs forces pour libérer les membres de leurs groupes.
Alors que l’enquête sur l’évasion se poursuit, les autorités doivent en examiner les implications. L’EIAO et Ansaru la considèrent certainement comme une grande victoire qui pourra remonter le moral des combattants, d’autant plus que certains évadés étaient parmi les premiers membres de Boko Haram. Ces membres expérimentés apportent des compétences en leadership qui pourraient déboucher sur davantage de recrues et d’attentats.
Le gouvernement doit s’efforcer de toute urgence d’empêcher ces groupes extrémistes violents de fusionner et contrer cette menace d’union. Les deux groupes ont des ennemis communs : l’État et les non-musulmans.
Sous l’effet de la surprise, les autorités ont réagi jusqu’à présent par la condamnation et les promesses habituelles de traduire les coupables en justice. Mais cela ne suffit pas. Le gouvernement doit revoir sa stratégie antiterroriste, qui s’est révélée inefficace et dont la dernière évaluation remonte à 2016. Chaque région du pays est désormais confrontée à des menaces pour la sécurité, et les responsables de la protection des Nigérians doivent rendre des comptes.
Malik Samuel, chercheur, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Bassin du lac Tchad
Image : © Kola Sulaimon / AFP
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