Boko Haram bloque les routes commerciales menant au lac Tchad

Le terrorisme pénalise une plaque tournante florissante du commerce régional prisée des conducteurs de bateaux depuis des générations.

L'insurrection de Boko Haram a eu des conséquences dévastatrices sur les transporteurs par bateau du lac Tchad, un groupe socio-économique aux avant-postes du commerce local depuis des décennies. Une réponse efficace à la crise doit prendre en compte les besoins de ce groupe souvent délaissé.

Les interventions menées pour répondre à la menace de Boko Haram ont largement ignoré l'impact sur l'activité économique des conducteurs de bateaux, affectés depuis 2015. L'impossibilité de se rendre au Nigeria a privé les conducteurs tchadiens de bateaux de leur principale, voire de leur seule, source de revenus.

Avant la crise liée au mouvement Boko Haram, des générations de conducteurs de bateaux ont participé à l'essor d'une économie formelle et informelle basée sur la circulation des personnes et des biens. Leur activité a contribué à faire du bassin du lac Tchad une plaque tournante du commerce sous-régional. En comparaison avec le transport routier, les bateaux offraient une solution plus rapide pour acheminer de grandes quantités de marchandises. Cela se traduisait par des revenus pour les commerçants et les conducteurs de bateaux, et des prix plus avantageux pour les consommateurs.

Chaque semaine, des bateaux bondés de centaines de personnes et de marchandises (poissons fumés, maïs, blé, peaux de vache et de chameau, entre autres) partaient de Bol et de Baga Sola au Tchad, en direction de Baga Kawa au Nigeria. Baga Kawa est un carrefour commercial de premier plan d'où les produits de la pêche, de l'agriculture et de l'élevage sont acheminés vers le Nigeria, et les produits manufacturés nigérians sont exportés vers les autres pays du bassin du lac Tchad.

Les routes commerciales entre le Tchad et le Nigeria
Les routes commerciales entre le Tchad et le Nigeria
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Sur le chemin du retour, les bateaux transportaient des produits alimentaires, notamment des pâtes, du riz, de l'huile, des boissons non alcoolisées, de la farine de blé, du sucre, du thé, ainsi que du savon et des détergents, des cosmétiques, des pagnes, des vêtements et du ciment. Ces produits manufacturés approvisionnaient une grande partie du Tchad. Les commerçants et les transporteurs interviewés par l'Institut d'études de sécurité (ISS) ont estimé que la valeur des marchandises transportées et échangées chaque semaine était de l'ordre de plusieurs milliers d'euros, une fortune au regard des standards locaux.

À partir de 2009, les violences sévissant dans le nord-est du pays se sont progressivement étendues aux pays jouxtant le lac Tchad, mettant en péril la circulation des conducteurs de bateaux . En 2015, après une première série d'attaques et d'attentats à la bombe sur le sol tchadien, les frontières lacustres avec le Cameroun, le Niger et le Nigeria ont été fermées. Cela a fortement perturbé le florissant réseau commercial transnational.

Sans surprise, les conducteurs de bateaux qui ont été les témoins directs des embuscades de Boko Haram autour du lac ou de l'assassinat de leurs collègues ont fini par abandonner la route de Baga Kawa. Les marchés locaux restent accessibles, mais ils n'offrent pas le même niveau de revenus que le transport sous-régional.

Cela soulève la question de la survie quotidienne des conducteurs de bateaux, d'autant plus que leur activité fait vivre des familles et des communautés entières, tout en alimentant l'économie locale. Beaucoup ont essayé de se reconvertir dans l'agriculture ou la pêche, mais l'accès à la terre et au matériel de pêche représente un véritable défi. Certains sont partis à la recherche de perspectives viables ailleurs, notamment en Libye, tandis que d'autres restent inactifs.

Des générations de conducteurs de bateaux ont contribué à faire du bassin du lac Tchad une plaque tournante du commerce sous-régional

Leur sort et les implications sur les économies locales ne reçoivent que peu d'attention de la part des gouvernements et des organisations qui travaillent à la sécurisation du bassin du lac Tchad. Les exploitants de bateaux qui ont témoigné auprès de l'ISS ont déclaré qu'ils n'avaient reçu aucune forme d'aide, ni de l'État ni d'autres partenaires de développement, pour les aider à se rétablir.

L'arrêt du transport sur le lac a des implications socio-économiques qui vont au-delà des conducteurs de bateaux et de leur famille. Le prix de certains produits de base a augmenté en raison de l'allongement des itinéraires et de la hausse des coûts de transport. Nombre d'entre eux ont été réacheminés via le Niger ou le Cameroun. La fermeture temporaire des frontières terrestres comme mesure de lutte contre la pandémie de COVID-19 a exacerbé ces difficultés.

Cette situation affecte particulièrement les économies de Bol et de Baga Sola (province du Lac), deux villes situées sur les rives du lac Tchad qui dépendaient largement du commerce transfrontalier avec le Nigeria. Le transport par bateau permettait également aux municipalités locales de prélever des taxes.

Les transporteurs par bateau réclament la réouverture des frontières, mais cela ne suffira pas, car la situation sécuritaire reste chaotique. Il faut identifier et soutenir d'autres moyens de subsistance pour les conducteurs de bateaux, l'agriculture et la pêche étant les options les plus prometteuses. Ils auront besoin d'aide pour accéder aux terres, aux fonds et aux moyens de production nécessaires pour prendre pied dans ces secteurs.

Les activités des conducteurs de bateaux soutiennent des familles et des communautés entières, tout en alimentant l'économie locale

Une réponse efficace doit être inclusive et prendre en compte les besoins des victimes qui ont subi en silence les conséquences de la crise liée aux agissements de Boko Haram au cours de la dernière décennie. Les laisser sans autres moyens de subsistance les expose par ailleurs aux velléités d'enrôlement par les extrémistes violents et autres entités criminelles.

Les actions visant à rétablir la paix dans le bassin du lac Tchad devraient inclure l'appui aux moyens de subsistance des conducteurs de bateaux et aux efforts pour stabiliser, sécuriser et rouvrir les routes de commerce et de transport dans la région.

Remadji Hoinathy, Chercheur Principal, ISS, Bureau Régional pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Bassin du lac Tchad

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Crédit photo : EC/ECHO/Anouk Delafortrie

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