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Quand la loi sert le pouvoir

Les manipulations dans l’interprétation des dispositions légales se multiplient au détriment de la démocratie.

On a observé ces dernières années en Afrique une utilisation croissante des instruments juridiques par les dirigeants en place pour asseoir leur pouvoir, écarter l’opposition et prendre l’ascendant sur leurs adversaires politiques. Connue dans les milieux universitaires sous le terme de « guerre juridique » (« lawfare »), cette instrumentalisation du droit prend souvent la forme de manipulations de la durée des mandats, de révisions constitutionnels et d’exploitation des procédures par le pouvoir en place. Ce type de manœuvres sont apparus dans des pays tels que la Tanzanie, la Zambie, la République démocratique du Congo (RDC), le Zimbabwe et le Togo.

Cette tendance met notamment en péril la confiance dans les institutions démocratiques et érode l’équité du paysage politique, élément essentiel de la bonne gouvernance. Il est désormais important, voire indispensable, de s’attaquer à ces actes de guerre juridique pour enrayer le recul progressif de la démocratie. C’est dans ce contexte que l’Union africaine (UA) s’efforce de trouver des solutions durables à ces manipulations politiques et de promouvoir les objectifs de bonne gouvernance énoncés dans la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance.

L’instrumentalisation du droit en Afrique

Cette guerre juridique se manifeste différemment selon les pays. Toutefois, l’interprétation des dispositions légales qui définissent certaines dimensions essentielles du pouvoir politique constitue depuis peu un élément central de la manipulation. Elle se traduit non seulement par un nombre croissant d’amendements constitutionnels très explicites, mais aussi par des dispositions juridiques plus ambiguës. Dans ce dernier cas, les institutions interprètent les lois afin de faire pencher la balance en faveur du pouvoir en place.

Le recours à des procédures juridiques pour exclure les partis d’opposition des processus électoraux sous prétexte qu’ils ne respectent pas la législation électorale est l’une des manifestations de cette tendance. En Tanzanie, la Commission électorale indépendante a exclu le principal parti d’opposition, Chama Cha Demokrasia (Chadema), en amont des élections d’octobre 2025, pour avoir refusé de signer un nouveau code d’éthique électorale.

Il est essentiel de s’attaquer à la « guerre juridique » pour enrayer le recul de la démocratie

Ni la Constitution ni le mandat de la commission n’accorde explicitement à quiconque le pouvoir de suspendre un parti au motif que l’article 162 de la loi électorale (2024) n° 1 impose le respect de ce code. Et pourtant, la loi a été réinterprétée pour exclure le candidat du Chadema. Bien que cette décision ne semble enfreindre aucune loi, elle a donné un avantage politique au parti au pouvoir. L’utilisation à des fins militaires de cette disposition, et d’autres dispositions similaires, a créé un précédent.

La guerre juridique se manifeste également par des décisions divergentes de la part d’institutions judiciaires, lesquelles révèlent parfois des intérêts politiques sous-jacents. En Zambie, un arrêt rendu en 2018 par la Cour constitutionnelle a soulevé de nombreuses questions. En effet, en vertu de cet arrêt, le premier mandat du président Edgar Lungu pouvait ne pas être pris en compte dans la limite des deux mandats de cinq ans. Or, celui-ci avait nommé plusieurs des juges qui siégeaient alors à la Cour.

Il est apparu plus clairement que cette décision, qui lui aurait permis de briguer un troisième mandat en contournant la Constitution, avait fait l’objet d’une manipulation lorsqu’en 2024, sous une nouvelle administration, cette même instance — dont plusieurs juges avaient entre-temps été écartés — a annulé la décision qui avait été favorable à Lungu. Elle l’a ainsi empêché de se présenter aux élections de 2026, soulignant que qu’il avait bel et bien exercé le pouvoir en 2015-2016. L’exclusion de Lungu, devenu désormais un opposant de premier ordre, a donné un avantage indéniable au président sortant, Hakainde Hichilema. Bien que ces deux décisions reposent sur des bases juridiques, leur manque de cohérence a montré qu’il y avait eu manipulation des dispositions légales pour en tirer un avantage politique.

Remanier le système politique pour favoriser les dirigeants en place devient une pratique fréquente

L’exploitation délibérée de l’ambiguïté de certaines dispositions légales pour compromettre l’équité des règles du jeu démocratique est l’élément sous-jacent commun à ces exemples. Plutôt que de violer purement et simplement la loi, les dirigeants en place jouent avec le flou de certaines limites pour exploiter les lacunes, procéder à des nominations opportunes pour neutraliser l’opposition, favoriser certains résultats juridiques ou appliquer les réglementations de manière sélective. Il est donc difficile de détecter ces guerres juridiques et plus encore de les contrer. Il en résulte une menace croissante pour la responsabilité démocratique sur l’ensemble du continent.

Des manifestations visibles

Les processus de révision constitutionnelle et la redéfinition des cadres institutionnels en vue d’asseoir le pouvoir des dirigeants en place constituent une manifestation plus évidente de la guerre juridique. Redimensionner des cadres de gouvernance permet souvent de préserver un semblant d’adhésion aux procédures tout en visant des résultats partiaux à même de soutenir les objectifs politiques de certains. Par conséquent, bien que les processus légaux soient adoptés par le Parlement ou par référendum, ils ne respectent guère l’esprit de la constitution. Une tendance récurrente consiste à réinitialiser le nombre de mandats, à redéfinir les pouvoirs de l’exécutif ou à remanier le système politique pour favoriser les dirigeants.

C’est ce qui s’est passé en RDC, au Zimbabwe et au Togo. En RDC, le président Félix Tshisekedi a annoncé son intention de réformer et de « congoliser » la Constitution en vigueur depuis 2006 qui est perçue comme le résultat d’une médiation internationale. Ses détracteurs estiment toutefois qu’il s’agit d’un prétexte pour briguer un troisième mandat. Au Zimbabwe, bien que le président Emmerson Mnangagwa ait nié vouloir briguer un troisième mandat, les récentes déclarations du ministre de la Justice Ziyambi Ziyambi sur le besoin de « clarifier » la Constitution ont soulevé des questions et des protestations de la part des groupes d’opposition. Au Togo, la transformation du système politique présidentiel en un système parlementaire sans élection présidentielle directe permet au Parlement, dont la majorité est présidentielle, de garantir le maintien de l’actuel président aux manettes.

Dans ces trois exemples, la lettre du droit est respectée — grâce aux votes du Parlement et à l’adhésion aux procédures d’amendement — mais l’esprit de la constitution est souvent mis à mal par les résultats obtenus. Les protections relatives aux limitations de mandat sont régulièrement sapées.

Les mécanismes sont souvent activés a posteriori plutôt qu’à titre préventif

Les dangers de cette tendance

Ce phénomène érode peu à peu les freins et contrepoids inhérents aux institutions politiques, en instrumentalisant les tribunaux et les assemblées législatives à des fins partisanes et en brouillant la frontière entre légalité et manipulation. Ce faisant, il crée des précédents qui minent l’intégrité des institutions politiques et l’équité des processus électoraux.

Une telle situation peut s’avérer déstabilisante. Au Zimbabwe, la lassitude suscitée par la quête d’un troisième mandat a généré des tensions avec les vétérans de la guerre et certains éléments du secteur de la sécurité, essentiels à la stabilité du régime. En RDC, cette tendance détourne l’attention du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de problèmes urgents tels que le conflit dans l’est du pays. Au Togo, elle risque d’envenimer des relations civilo-militaires déjà fragiles et au Burkina Faso, au Mali et en Guinée d’attiser la méfiance à l’égard des institutions étatiques.

Faire face à la situation

L’UA dispose d’outils normatifs solides pour y faire face, à condition que la volonté politique soit au rendez-vous. La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, en particulier l’article 23, paragraphe 5, interdit explicitement les amendements et révisions constitutionnels contraires aux principes de l’alternance démocratique. Son application reste cependant sélective et soumise à une volonté politique insuffisante. Le CPS, mandaté par l’article 7 de son protocole, n’a agi qu’à de rares occasions comme lors de la crise du troisième mandat au Burundi en 2015-2016, les communiqués 523, 531, 551 et 557 ayant cherché à porter une médiation concernant la candidature du président Pierre Nkurunziza. Dans des guerres juridiques plus subtiles, où les reculs démocratiques sont soigneusement masqués par un semblant de légalité, le Conseil est resté en grande partie sans réaction.

Les mécanismes sont souvent activés a posteriori plutôt qu’à des fins préventives, essentiellement parce que la lutte contre la guerre juridique ne figure pas dans le rapport annuel sur l’état de la paix et de la sécurité présenté à l’Assemblée de l’UA. Par conséquent, son objectif se limite à la surveillance et à l’alerte précoce associée qui peut être déclenchée. Le CPS pourrait élargir le rapport semestriel de l’UA sur les élections afin d’y inclure les évolutions provisoires et les tendances d’instrumentalisation des dispositions légales. Cela permettrait de sensibiliser le public et d’inscrire certaines situations à l’ordre du jour du Conseil avant que l’érosion démocratique ne s’aggrave.

Cela permettrait également de surveiller le phénomène qui devient de plus en plus sophistiqué et de fournir la base d’une réponse proactive. Sans une action plus résolue, le continent risque de voir la démocratie s’effriter non pas par la présence de chars dans les rues, mais par l’action discrète de rouages juridiques.

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