Porter la vision de l'Agenda 2063
L’Union africaine peut se prévaloir de certaines avancées, mais la route vers 2063 s’annonce longue et semée d’embûches.
Le Rapport sur le CPS a demandé au Dr Jakkie Cilliers son point de vue sur l’actualité de l’Union africaine (UA). Jakkie est responsable du programme Afriques futures et innovation et président du conseil d’administration de l’Institut d’études de sécurité (ISS).
Le thème choisi par l’UA pour l’année 2023 était « Accélérer la mise en œuvre de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ». Quelle évaluation faites-vous de la promotion et de la mise en œuvre de la ZLECAf par l’UA afin de parvenir à une approche commune en matière d’intégration économique ?
La ZLECAf a suscité beaucoup d’enthousiasme à travers l’Afrique et des avancées significatives ont été réalisées. Nos prévisions, qui comparent l’impact de huit scénarios sectoriels pour chaque pays africain, indiquent que la mise en œuvre complète de l’accord contribuera davantage que d’autres démarches à la réduction de la pauvreté et à la hausse des revenus moyens. À long terme, elle donnera des résultats supérieurs à ceux d’une révolution agricole ou d’une transition de l’industrie manufacturière, tout en favorisant l’une et l’autre.
L’Afrique ne se développera pas sans intégration commerciale régionale, car ses marchés nationaux sont trop restreints. Sans cette intégration, nous ne pourrons pas non plus remonter la chaîne de valeur des exportations, attirer les investissements étrangers ou nous intégrer dans les chaînes de valeur mondiales. La nécessité de la ZLECAf étant donc claire, sa mise en œuvre est désormais impérative.
De nombreuses questions restent cependant en suspens. Compte tenu de l’impasse dans laquelle se trouve la région à propos du Sahara occidental, quelle sera la place des pays d’Afrique du Nord ? Comment réagir face aux coups d’État et aux changements anticonstitutionnels de gouvernement ou à l’égard des pays déchirés par les conflits, tels que la Libye, le Soudan, le Soudan du Sud, la Somalie et la République démocratique du Congo ? Et quand est-il de la porosité de nos frontières ?
La nécessité de la ZLECAf étant donc claire, sa mise en œuvre est désormais impérative
L’un des principaux objectifs liés au thème de cette année était l’intégration de la ZLECAf aux législations nationales et l’habilitation des États membres à élaborer des plans d’action stratégiques pour accélérer la mise en œuvre de la ZLECAf. Selon vous, cet objectif a-t-il été atteint ?
La réalisation de la ZLECAf est un processus, pas un événement. Ce que l’on peut dire, c’est qu’en 2022, 44 des 55 États membres de l’UA avaient intégré la ZLECAf dans leur législation et avaient élaboré et adopté des stratégies nationales de mise en œuvre. Des comités ZLECAf ont été créés dans de nombreux pays pour superviser le processus. En règle générale, ces comités sont présidés par le chef d’État ou de gouvernement et sont composés de représentants des ministères, du secteur privé et de la société civile.
Les stratégies définissent les mesures que les pays entendent adopter, notamment en ce qui concerne les barrières non tarifaires, la promotion du commerce et de l’investissement et le renforcement des capacités. L’UA a également fourni une assistance technique aux États membres pour l’élaboration de leurs stratégies, en particulier sous la forme de formations, de conseils juridiques et de développement d’outils et de ressources. Les progrès ont donc été considérables.
Huit pays ont participé à l’initiative de commerce guidé (GTI) de la ZLECAf, qui vise à favoriser les échanges commerciaux entre les États membres qui satisfont à des exigences minimales. Cette initiative a-t-elle rempli son objectif entre les pays pilotes et a-t-elle permis d’améliorer les chaînes d’approvisionnement ?
La Commission de l’UA a constaté que le montant des échanges entre les pays a augmenté de 20 % en 2022 par rapport à 2021 et que le délai moyen de dédouanement aurait été réduit de 30 %. Mais comme les échanges commerciaux entre les pays africains ont généralement augmenté au cours de cette période, il est difficile de déterminer avec précision l’impact de la GTI.
Les progrès les plus encourageants concernent l’aspiration 2 de l’Agenda 2063 concernant « Un continent intégré, uni sur le plan politique »
Le déploiement du système panafricain de paiement et de règlement est un autre indicateur de progrès. Il permet aux entreprises africaines de régler leurs échanges en devises africaines, réduit les coûts de transaction et favorise le commerce entre les pays africains. La ZLECAf a également adopté des règles d’origine pour plus de 87 % des lignes tarifaires. Enfin, les gouvernements africains harmonisent leurs réglementations en matière de politique de concurrence, de droits de propriété intellectuelle et d’investissement afin de créer un environnement plus prévisible et plus favorable aux entreprises. Les premiers signes de progrès sont donc prometteurs.
L’Agence de développement de l’UA - Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) a publié un rapport d’étape sur le premier plan décennal de mise en œuvre de l’Agenda 2063, qui échoit en décembre 2023. Quels sont les succès enregistrés ?
Le document regroupe les rapports d’avancement de 38 des 55 États membres de l’UA sans que nous ayons d’informations sur les 17 pays restants. Et en Afrique, les données sont souvent sujettes à caution. Le rapport fait néanmoins état d’une tendance à la hausse pour chacune des sept aspirations par rapport à 2021. Les progrès les plus encourageants concernent la réalisation de l’aspiration 2, intitulée « Un continent intégré, uni sur le plan politique et ancré dans les idéaux du Panafricanisme et la vision de la Renaissance africaine ».
Dans ce domaine, le chiffre remarquable de 84 % est principalement dû à la signature et à la ratification de la ZLECAf, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2021, ainsi qu’à l’opérationnalisation de son secrétariat à Accra, au Ghana. Il convient toutefois de s’inquiéter du manque de progrès concernant l’aspiration 4, à savoir l’avènement d’ « Une Afrique vivant dans la paix et dans la sécurité ». La multiplication des coups d’État et les niveaux élevés de violence semblent en effet indiquer un recul.
Quels sont les principaux enseignements et les meilleures pratiques que les États membres et la Commission de l’UA devraient adopter au cours du deuxième plan décennal (2024-2033) ?
Le rapport sur les progrès réalisés au cours des dix premières années est très clair : ils sont limités en ce qui concerne l’aspiration 1 (« Une Afrique prospère fondée sur la croissance inclusive et le développement durable ») et l’aspiration 3 (« Une Afrique où bonne gouvernance, démocratie, respect des droits de l’homme, justice et état de droit sont à l’ordre du jour »).
L’UA semble rester les bras croisés lorsque des dirigeants manipulent les constitutions pour se maintenir au pouvoir
L’impact cumulé de la crise financière de 2007-2008, de la COVID, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et des tensions entre les États-Unis et la Chine, en plus de l’intensification du changement climatique, s’est traduit par des niveaux de croissance globale relativement faibles. L’une des conséquences est que le monde a besoin de moins de matières premières, alors même que nous sommes encore fortement dépendants de leur exportation.
L’Afrique doit se développer beaucoup plus rapidement. Les progrès de la ZLECAf sont essentiels, bien qu’insuffisants. Pour stimuler le commerce régional, nous avons besoin, entre autres, d’infrastructures de connexion, d’une main-d’œuvre mieux formée et en meilleure santé, et de politiques facilitantes. Cela nécessite un financement beaucoup plus important à des taux d’intérêt beaucoup plus bas que ceux actuellement en vigueur.
Au lieu d’une croissance basée sur les investissements directs étrangers, j’ai l’impression que l’Afrique se dirige plutôt vers un sérieux endettement et la kyrielle de problèmes qui en découlent. Il est probable que cette situation aboutisse à un moratoire et à une forme d’annulation de la dette, si l’on en juge par les difficultés rencontrées dans les discussions sur la dette de la Zambie. Le recul démocratique s’ensuit, ce que l’on observe depuis longtemps dans les pays développés et qui touche également l’Afrique.
Ces deux phénomènes, faible croissance et recul démocratique, sont, bien entendu, étroitement liés. Dans notre analyse, le recul démocratique est en grande partie dû au ralentissement de la croissance. Ils ont pour conséquence, notamment, la série de coups d’État en Afrique francophone. En 2020, nous avons réalisé une étude détaillée de l’impact de la COVID sur les perspectives de développement de l’Afrique et les résultats obtenus s’avèrent pour l’heure tout à fait fiables. Les recettes publiques se sont effondrées avec la COVID, tandis que la pauvreté a augmenté et que les revenus ont baissé.
En moyenne, l’Afrique a perdu trois à quatre années de développement à cause de la COVID. Les revenus moyens n’ont retrouvé leur niveau de 2019 qu’en 2023. Sur la base de la trajectoire de développement actuelle, ce n’est qu’en 2034 que l’Afrique retrouvera son niveau de 2019 en ce qui concerne le taux d’extrême pauvreté (environ 21,4 % de la population disposant d’un revenu de 2,15 dollars US) ! Nous progressons, mais il reste encore beaucoup à faire.
Deux changements anticonstitutionnels de gouvernement ont eu lieu en 2023, notamment causés par un faible niveau de développement, un manque d’investissements dans les infrastructures et par des chocs économiques externes. Quelles sont vos prévisions pour la gouvernance sur le continent en 2024 et comment l’UA peut-elle mieux en combler les déficits pour que les objectifs de l’Agenda 2063 puissent être atteints ?
L’organisation devrait faire plus. À mon avis, la fusion des départements Paix et Sécurité et Gouvernance est un recul. L’architecture africaine de paix et de sécurité n’est ni opérationnelle ni adaptée à son objectif. Au lieu de surveiller les élections de manière rigoureuse, elle semble rester les bras croisés lorsque des dirigeants manipulent les constitutions pour se maintenir au pouvoir. L’importance de la démocratie est bien sûr remise en question un peu partout dans le monde, comme en témoigne la réussite des Tigres asiatiques et, plus récemment, de la Chine en matière de développement.
Le consensus sur l’importance du prérequis démocratique pour atteindre un bon niveau de développement est beaucoup plus faible aujourd’hui. L’UA devrait redoubler d’efforts pour veiller à ce que les élections se déroulent de manière réellement libre et équitable et devrait en faire rapport sans crainte ni favoritisme. La Commission de l’UA devrait rétablir son unité d’alerte précoce et la mettre à l’abri de l’ingérence des États membres par le biais, par exemple, du Conseil de paix et de sécurité.
Plus important encore peut-être, elle devrait élaborer et appliquer rigoureusement un protocole sur la bonne gouvernance qui engagerait tous les gouvernements à une transparence totale, notamment en ce qui concerne tous les accords de prêts souverains. Il n’y a aucune raison pour que les accords de prêt et de partenariat public-privé ne soient pas du domaine public.