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Le système humanitaire africain sous pression

La baisse des financements, l’empilement des urgences et l’escalade des besoins pèsent sur l’efficacité de l’action humanitaire en Afrique.

Le Rapport sur le CPS a demandé à Gilles Carbonnier, vice-président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), son point de vue concernant les défis humanitaires en Afrique.

Quelles sont les perspectives humanitaires en Afrique selon le CICR et quels sont les principaux points sensibles en 2025 ?

L’Afrique est un continent riche en paradoxes. Elle abrite des villes entrepreneuriales telles que Addis-Abeba, qui compte une population jeune et dynamique, mais elle est également confrontée à des conflits et à des déplacements de populations d’une ampleur sans précédent. Elle est le théâtre de plus de 50 conflits armés, un nombre qui a augmenté de 45 % au cours des cinq dernières années et qui représente 40 % de tous les conflits mondiaux.

Les perspectives restent donc très inquiétantes. Dans de nombreuses régions du continent, les conflits, l’insécurité alimentaire et les chocs climatiques concourent à générer des souffrances qui poussent à bout des millions de personnes. De la Corne de l’Afrique au Sahel, en passant par les Grands Lacs et le bassin du lac Tchad, la violence continue de déchirer les populations, tandis que les sécheresses et les inondations détruisent leurs moyens de subsistance.

Nulle part cela n’est plus évident qu’au Soudan, qui est confronté à la plus grande crise de déplacements au monde : plus de 13 millions de personnes ont été contraintes de quitter leur foyer, dont plus de 3 millions vers les pays voisins. À l’intérieur du pays, les épidémies, les attaques contre les infrastructures civiles et les pénuries alimentaires viennent aggraver une situation déjà catastrophique.

Nous sommes également alarmés par l’escalade des conflits au Soudan du Sud et dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), où la violence et l’effondrement des services essentiels privent les populations de soins de santé, d’approvisionnement en eau et de protection. En Somalie, la conjonction des chocs climatiques et de la baisse des financements humanitaires menace de compromettre des années de progrès. Le Sahel reste l’une des régions les plus complexes et les plus instables au monde. Des millions de personnes continuent d’être confrontées à la violence armée, qui entraîne des déplacements massifs de populations et aggrave les besoins humanitaires. Les sécheresses persistantes, les inondations et les conditions climatiques difficiles érodent les moyens de subsistance et attisent la concurrence pour des ressources déjà limitées. Les conséquences se font sentir jusqu’au golfe de Guinée, où la demande d’aide humanitaire est en hausse.

Le CICR a lancé une initiative mondiale en faveur du respect du droit international humanitaire

Au milieu de ces crises, le CICR continue de fournir une assistance et une protection aux côtés des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Cependant, la priorité absolue reste claire : préserver l’espace humanitaire. Les civils doivent bénéficier d’un accès sûr aux services essentiels et les acteurs humanitaires doivent pouvoir opérer de manière indépendante et impartiale. Il est essentiel de protéger les populations, de faire respecter le droit international humanitaire et de préserver les infrastructures de base afin d’éviter de nouvelles souffrances.

Comment le CICR et l’Union africaine (UA) peuvent-ils inverser la tendance actuelle au non-respect du droit international humanitaire (DIH) par les acteurs étatiques et non étatiques ?

Le renforcement du respect du DIH nécessite une volonté politique renouvelée et une collaboration sur le terrain. Le CICR et l’UA ont établi un partenariat solide au cours des trois dernières décennies, travaillant ensemble pour intégrer le DIH dans les cadres politiques, les doctrines et la planification des opérations de soutien à la paix, le renforcement des capacités et les dialogues politiques.

L’Agence humanitaire africaine offre de nouvelles opportunités de renforcement du respect du DIH. Le CICR apporte son soutien à l’Agence sur les plans technique et opérationnel et à travers un dialogue stratégique, garantissant ainsi que l’action humanitaire en Afrique reste ancrée dans un principe immuable : celui d’une humanité protégée par le droit.

En outre, en réponse aux violations généralisées du DIH à l’échelle mondiale, le CICR, en collaboration avec des États tels que l’Afrique du Sud, le Brésil, le Kazakhstan, la Chine, la France et la Jordanie, a lancé une initiative mondiale visant à redynamiser la volonté politique en faveur du DIH. Cette initiative, qui culminera en 2026 avec la tenue d’une réunion de haut niveau sur la préservation de l’humanité en temps de guerre, a pour objectif de formuler des recommandations concrètes en vue d’un meilleur respect du DIH. Elle offre une nouvelle occasion de collaborer avec l’UA afin d’obtenir un soutien politique accru des États membres en faveur du DIH.

En fin de compte, la collaboration entre le CICR et l’UA continuera de relier le droit à la pratique, grâce à l’expertise technique, au partage des connaissances opérationnelles et à un dialogue soutenu, afin de garantir le respect des normes humanitaires dans tous les conflits qui touchent l’Afrique.

Comment le CICR concilie-t-il ses impératifs humanitaires et les sensibilités politiques des États membres de l’UA lorsqu’il plaide en faveur de la mise en place de couloirs humanitaires sécurisés ?

L’Afrique est une priorité. Nous y menons 40 % de nos opérations et y consacrons 40 % de notre budget. En parallèle, l’accès aux personnes dans le besoin est au cœur de la mission du CICR, même dans les environnements les plus complexes et les plus sensibles sur le plan politique. Dans les zones de conflit, les lignes de front mouvantes, l’insécurité et la violence rendent l’acheminement de l’aide extrêmement difficile. Le CICR y parvient en maintenant une neutralité, une impartialité et une indépendance strictes, en dialoguant avec toutes les parties pour fournir une aide vitale sans parti pris politique.

Le CICR consacre 40 % de ses opérations et de son budget à l’Afrique

Pour rester efficaces, nous avons adapté nos opérations. Nous privilégions le dialogue humanitaire, en maintenant le contact avec tous les acteurs même lorsque la communication est difficile, et nous investissons dans la proximité et une présence locale en travaillant en étroite collaboration avec les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

Au Soudan, par exemple, le réseau du Croissant-Rouge soudanais, qui compte plus de 9 000 volontaires dans 18 États, permet d’accéder à des localités que peu d’autres peuvent atteindre. Dans les zones où les structures de santé sont hors service, le CICR déploie des équipes chirurgicales mobiles, soutient les hôpitaux de première ligne et fournit une aide transfrontalière afin de garantir la continuité des services essentiels.

La sécurité, la dignité et la protection sont les fondements de notre travail. Cela signifie obtenir des garanties des parties avant tout déplacement de matériel ou de personnel, veiller à ce que l’aide humanitaire ne soit jamais politisée et intégrer les principes de protection dans toutes les activités, de l’accès sécurisé aux soins de santé à la gestion respectueuse des défunts.

Dans un contexte d’hostilités, le CICR joue également un rôle d’intermédiaire neutre entre de nombreux acteurs afin de faciliter le dialogue humanitaire. Ce statut nous permet d’agir comme un pont entre les parties en conflit, en créant un espace où le dialogue peut s’instaurer et où des accords peuvent être conclus pour améliorer le bien-être des personnes touchées.

En jumelant ces stratégies à des partenariats locaux de confiance, nous venons en aide aux plus démunis tout en respectant les sensibilités politiques des États membres de l’UA. Une action humanitaire fondée sur des principes clairs et une collaboration efficace sont non seulement compatibles, mais aussi indispensables dans les conflits complexes.

Comment la réduction des sommes attribuées à l’aide humanitaire et au développement international et leur transfert vers la sphère militaire affectera-t-elle les interventions humanitaires ?

Ces facteurs exercent en effet une pression considérable. En 2025, les besoins continuent d’augmenter dans toute l’Afrique, tandis que les financements restent incertains. Des millions de personnes subissent les effets de conflits prolongés dans des pays comme la Somalie et le Soudan du Sud, ainsi que de crises telles que celle qui sévit dans l’est de la RDC. Les sécheresses et les inondations récurrentes aggravent l’insécurité alimentaire et impactent négativement les conditions de vie, laissant les populations aux prises avec des crises multiples.

Le CICR continuera à aider l’UA à traduire les mandats du CPS en pratiques opérationnelles

Le sous-financement chronique continue de menacer et de saper des acquis obtenus de haute lutte. Il compromet à la fois l’efficacité et la permanence de l’action humanitaire, limitant la capacité des organisations à intervenir rapidement, impartialement et de manière adéquate. Sans un financement prévisible et suffisant, le système humanitaire risque de devenir de plus en plus réactif et fragmenté, laissant des millions de personnes sans la protection et l’aide dont elles ont urgemment besoin.

En réponse à ce problème, le CICR s’est recentré sur les domaines les plus en phase avec son mandat : protéger les personnes touchées par les conflits, promouvoir le DIH et fournir une aide impartiale. Si notre mandat unique nous permet d’apporter une valeur ajoutée sur de nombreux théâtres d’opérations, nous renforçons également les capacités locales et soutenons les moyens de subsistance durables afin d’aider les populations à se reconstruire et à retrouver leur résilience.

Le CICR est invité chaque année à présenter un rapport au Conseil de paix et de sécurité (CPS) sur la situation humanitaire en Afrique. Quels sont les résultats concrets ou les changements politiques qui en ont résulté ?

Depuis 2007, cette réunion annuelle à huis clos, qui fait partie du programme statutaire du CPS, offre une plateforme fiable pour partager des informations recueillies sur le terrain concernant des préoccupations contextuelles et thématiques. Ces échanges ont permis d’approfondir la coopération avec l’UA, de soutenir la mise en œuvre de certaines décisions du Conseil et de donner au CICR l’occasion de participer à l’élaboration de plusieurs projets normatifs et politiques importants.

Il s’agit notamment de la Position africaine commune sur l’application du droit international à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans le cyberespace, qui a influencé un chapitre consacré au DIH, et de la doctrine de l’UA sur les opérations de soutien à la paix, qui fait explicitement référence au DIH.

Le CICR entretient également un dialogue régulier avec le CPS par le biais de rapports mensuels destinés à la présidence tournante du Conseil. Cela permet de garantir que les perspectives humanitaires sont systématiquement intégrées dans les délibérations du Conseil sur les crises continentales.

Cette collaboration a renforcé la reconnaissance des préoccupations humanitaires dans le programme du CPS et consolidé le rôle du CICR en tant que partenaire neutre de confiance dans l’élaboration des lois, des politiques et des réponses opérationnelles.

Comment le CICR et l’UA peuvent-ils encore renforcer leur coopération afin de garantir la mise en œuvre des décisions du CPS visant à atténuer les défis humanitaires ?

Nous avons accompli énormément de choses ensemble, de la simple promotion du DIH jusqu’à son intégration et sa mise en œuvre. L’UA apporte son autorité politique et ses cadres stratégiques, tandis que le CICR fournit son expertise opérationnelle, ses conseils juridiques et sa présence neutre sur le terrain. Dans un contexte marqué par des violations sans précédent du DIH, il est plus important que jamais que nos organisations renforcent leurs liens. Cela peut se traduire par des consultations régulières afin de garantir que les perspectives humanitaires soient systématiquement intégrées dans les décisions.

Le CICR continuera à soutenir l’UA en lui fournissant des conseils techniques et juridiques sur le DIH, la protection des civils et la diplomatie humanitaire, afin que les mandats du CPS se traduisent en cadres concrets et en pratiques opérationnelles. Le renforcement des capacités et une présence durable sur les théâtres d’opérations restent essentiels pour garantir que ces décisions auront un impact réel. La formation du personnel de soutien à la paix aux normes humanitaires, associée au travail direct du CICR dans les zones touchées par les conflits, contribue à assurer la protection des civils et la préservation de l’espace humanitaire.

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