L’ambassadeur d’Égypte déplore « la piètre situation de l’État durant les transitions » en Afrique
L’Égypte a réintégré le Conseil de paix et de sécurité en février 2024, en pleine crise sur le continent et dans le monde.
Le Rapport sur le CPS a demandé à Son Excellence Mohamed Gad, ambassadeur de l’Égypte auprès de la République fédérale démocratique d’Éthiopie et représentant permanent auprès de l’Union africaine (UA), son avis sur le sujet.
Comment évaluez-vous l’état de la paix et de la sécurité sur le continent ?
Nous sommes préoccupés par l’état de la paix et de la sécurité à travers le continent et par la détérioration du contexte mondial. Lorsque l’Égypte a quitté le Conseil à la fin du mois de mars 2022, seuls deux États membres de l’UA étaient suspendus. Aujourd’hui, ils ne sont pas moins de six. Derrière ce simple chiffre se cachent de nombreuses souffrances humaines. Huit millions de personnes ont été forcées de fuir leur foyer à cause du conflit au Soudan. En République démocratique du Congo et au Mozambique, le bilan humain est tout aussi accablant. Ces réalités témoignent de la piètre situation de l’État durant les transitions et les conflits en Afrique.
Pour s’en convaincre, il suffit de considérer le niveau des services fournis par les gouvernements dans les pays en conflit ou en transition, notamment en matière de sécurité, de soins de santé, de sécurité alimentaire et d’accès aux produits de base. En outre, les États de la région du Sahel sont confrontés à une augmentation des menaces terroristes. Pour la première fois depuis de nombreuses années, les cinq régions de l’Afrique sont touchées par le fléau du terrorisme.
L’Égypte est peut-être le seul pays africain dont tous les voisins sont en conflit. Cela nous inquiète beaucoup. Les défis mondiaux tels que la pandémie de COVID-19 et la guerre entre l’Ukraine et la Russie ont également affaibli les États africains et affecté leurs performances économiques. L’insécurité alimentaire qui a résulté de la guerre a fait flamber les prix des denrées alimentaires, ce qui a eu des effets néfastes sur les États membres de l’UA. La guerre d’Israël contre Gaza a également eu des conséquences directes pour l’Égypte, seul État membre de l’UA à avoir des frontières terrestres avec un autre continent situé dans une zone de conflit.
En tant que membre du Conseil de paix et de sécurité (CPS), quelles crises vous semblent constituer une priorité ?
Nous avons remarqué une tendance croissante au sein du Conseil à discuter de questions thématiques au lieu de se pencher sur les crises qui touchent notre continent. Il convient de traiter en priorité les crises nationales et de reconnaître qu’elles impliquent bien souvent en fin de compte des questions thématiques. L’Égypte se concentrera donc sur les réponses à apporter aux crises auxquelles sont confrontés ses États voisins, à savoir le Soudan, la Libye et la Somalie. Le Soudan constitue à nos yeux un dossier plus urgent compte tenu de la détérioration de la situation au cours des deux dernières années.
Le bilan humain des crises en Afrique témoigne de la piètre situation de l’État durant les transitions
L’UA doit sans attendre engager le dialogue avec le gouvernement soudanais. Depuis les événements d’octobre 2021 jusqu’à l’éclatement du conflit en avril 2023, l’UA n’a eu que des contacts limités avec les autorités soudanaises. Si elle était intervenue plus tôt et si elle n’avait pas suspendu le Soudan sans suivi de sa transition, ce qui se passe aurait peut-être pu être évité. Il est important que l’UA agisse conformément à ses principes, mais l’adoption et la mise en œuvre de textes sans suivi concerté ne sont pas sans conséquence.
Depuis le début du conflit, le CPS a néanmoins été actif et a tenté de s’impliquer davantage dans le dossier soudanais. La création du groupe de haut niveau de l’UA sur le Soudan au début de l’année 2024 a été une étape importante demandée par le Conseil depuis le mois de juin 2023. L’UA doit prendre en compte différents points de vue, compte tenu des liens étroits qu’a tissés le Soudan avec les pays de la région. Il y a des avancées et nous sommes satisfaits du communiqué de la 1209e réunion du 18 avril 2024 dans lequel l’UA fait part de son intérêt à coordonner les efforts. Ce dont nous avons maintenant besoin, c’est d’un cessez-le-feu immédiat et d’une stratégie pour protéger les institutions de l’État soudanais.
Parmi les questions thématiques, l’Égypte entend inscrire à l’ordre du jour du CPS des sujets relatifs à l’aide humanitaire, à la sécurité alimentaire et à la protection des institutions de l’État. La capacité des autorités soudanaises à fournir des denrées alimentaires subventionnées et à faire régner l’ordre public s’est amenuisé et le dépérissement des institutions étatiques telles que les ministères de la Santé, de la Défense et de la Justice prolonge malheureusement le conflit et participe à sa résurgence.
Outre la nécessité de discuter des situations nationales, quelles sont les grandes priorités de l’Égypte ?
Notre objectif sera d’améliorer les mesures de lutte contre le terrorisme afin de contribuer à l’excellent travail réalisé par le commissaire Bankole Adeoye dans le cadre de cette initiative. Ce faisant, nous examinerons ce qui distingue le terrorisme en Afrique de celui qui sévit en dehors du continent.
L’Afrique est l’épicentre mondial du terrorisme. Alors que dans d’autres régions on tente d’instiller la terreur — une bombe sur un marché par exemple —, en Afrique, les groupes terroristes et extrémistes violents cherchent à contrôler un territoire. Nous avons besoin d’une architecture appropriée pour faire face à ces groupes. Le sommet de Malabo en mai 2022 constituait un bon début, mais la mise en œuvre de ses conclusions est restée très limitée. Le comité ministériel et le sous-comité du CPS sur le terrorisme devraient être dotés des ressources et des capacités adéquates.
L’Égypte inscrira la protection des institutions étatiques à l’ordre du jour du CPS
Il est également important de jeter des ponts entre les capacités et les approches continentales et mondiales dans la lutte contre le terrorisme. Étant donné que l’Égypte assure actuellement la coprésidence du Forum mondial de lutte contre le terrorisme, conjointement avec l’Union européenne, elle se trouve dans une position privilégiée pour contribuer à l’amélioration et à la coordination de la riposte.
Nous accorderons également une plus grande attention au terrorisme en Somalie. Après le retrait de la Mission africaine de transition en Somalie, il est plausible qu’al-Shabaab intensifie ses activités et que l’on assiste à une résurgence des blocages maritimes dans la mer Rouge en direction du canal de Suez. Nous devons donc veiller à la stabilité et à l’intégrité territoriale de la Somalie. Nous craignons que les rivalités dans la corne de l’Afrique n’aient des répercussions majeures sur ce gouvernement fédéral déjà fragile. Il serait préjudiciable de porter atteinte à ce gouvernement et d’en ébranler davantage les fondations.
Pour en revenir aux discussions thématiques, l’Égypte a récemment inauguré le Centre de reconstruction et de développement post-conflit (RDPC) au Caire et a lancé, en collaboration avec l’UA, la stratégie RDPC. Les exemples précédents n’ont pas permis de rompre le cycle continu des conflits, bien qu’il s’agisse de l’un des principaux objectifs de la RDPC.
Alors que le CPS fête ses 20 ans, quels sont, selon vous, son principal impact et son plus grand défi, et comment peut-il garantir son efficacité à l’avenir ?
Objectivement, il y a des points forts, des succès, mais il reste encore beaucoup à faire. Le Conseil a galvanisé et conçu des outils pour relever les défis relatifs à la paix et à la sécurité, par exemple l’initiative « Faire taire les armes ». Il a fourni un espace pour discuter de ce type d’initiatives et pour faire connaître au monde entier les positions communes de l’Afrique. Toutefois, les méthodes de travail du Conseil doivent être révisées.
Un autre défi concerne l’appropriation du CPS, un élément qui doit être examiné dans le cadre de la révision à venir. Les États membres actuels du CPS devraient déterminer jusqu’à quel point ils rédigent eux-mêmes leurs documents et leurs ordres du jour, ainsi que leurs conclusions et leurs communiqués. Une discussion honnête doit être menée sur la ligne de démarcation entre le rôle de la Commission de l’UA et celui des États membres et, par conséquent, sur le degré d’implication de ces derniers dans les travaux du Conseil.
Les États membres doivent déterminer ce qui est nécessaire pour traduire leur volonté collective
Enfin, bien que les États africains exigent une réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, ils semblent être en retard dans la réforme de leur propre organisation continentale, y compris celle du CPS. L’Égypte serait heureuse de voir le CPS réformé, non seulement dans ses méthodes de travail, mais aussi dans sa composition, ainsi que dans son protocole.
Les nouveaux membres nord-africains du CPS ont exprimé leur inquiétude quant à la représentation de leur région. Quel est le point de vue de l’Égypte à ce sujet ?
L’Égypte a été réélue au sein du Conseil avec un soutien total pour représenter la région septentrionale. Je salue la manière dont la région a jusqu’ici été représentée et son implication dans les questions de sécurité au sein du Conseil. Les États membres d’Afrique du Nord parviennent toujours à un consensus, les candidatures au CPS n’ayant presque jamais fait l’objet d’une contestation. Cela montre l’importance que nos pays accordent aux travaux du CPS.
L’Égypte était absente du Conseil depuis deux ans. Mon pays est attaché aux principes de rotation et de représentation régionale équitable, qui sont enchâssés dans le protocole relatif au CPS. Cependant, au fil du temps, l’application de ces principes s’est révélée entachée d’injustice.
L’Égypte, comme les autres membres de la région, est ouverte à différentes approches pour revoir la composition du CPS, y compris une éventuelle redistribution ou une augmentation du nombre de sièges. Le CPS peut également suivre l’exemple de l’Union européenne ou de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, dont tous les membres font partie respectivement du Comité politique et de sécurité et du Conseil de médiation et de sécurité. L’Égypte suit de près le processus et les décisions prises lors du dernier sommet de l’UA, selon lesquelles la Commission, sous la direction de sa présidence tournante actuelle (la Mauritanie), doit entreprendre des consultations et formuler des recommandations sur la question.
Chaque pilier de l’architecture africaine de paix et de sécurité (APSA) subit des changements considérables. À quoi devraient ressembler la réforme et la reconceptualisation de l’APSA ?
Ce processus de réformes mettra à l’épreuve l’implication de l’UA dans le domaine de la paix et de la sécurité au cours des années à venir. Actuellement, l’architecture n’est pas aussi solide que nous le souhaiterions, à la lumière des défis auxquels est confrontée la Force africaine en attente, par exemple. Les États membres ont doté le Fonds pour la paix, mais nous devons veiller à ce que celui-ci dispose de financements suffisants et durables pour lui permettre de contribuer de manière significative à la réalisation de son objectif. Les efforts de médiation du Groupe des Sages pourraient également être renforcés et utilisés à meilleur escient pour la prévention des conflits.
Le principal enjeu de la réforme de l’architecture et de sa mise en œuvre est de trouver un compromis acceptable entre souveraineté et sécurité/action collective. L’UA est une organisation intergouvernementale, pas supranationale, du moins pour l’instant. S’il est impératif qu’elle dispose de cadres et d’instruments juridiques pour guider sa prise de décision, il est tout aussi important que ces décisions et actions soient traduites sur le terrain et auprès des populations.
Il faudrait pour cela repenser fondamentalement l’architecture et son application. À présent que l’UA fête ses 20 ans, les États membres devront déterminer ce qui est nécessaire pour réussir à traduire leur volonté collective. Le renforcement des liens commerciaux, des infrastructures et de la libre circulation des personnes et des biens doit se faire naturellement et non par décret.