Des incohérences qui affectent l’influence de l’Union africaine au Tchad
Ses décisions passées se retournent contre l’UA, qui semble incapable de peser sur les événements au Tchad.
En avril 2023, le Tchad a achevé sa deuxième année de transition. Initiée après la mort du président Idriss Déby en avril 2021, la transition entend unir la population tchadienne et rétablir l’ordre constitutionnel. Ses principaux objectifs sont la réconciliation nationale, la tenue d’élections libres et équitables et le transfert du pouvoir aux civils dans un avenir proche.
Depuis deux ans, l’Union africaine (UA) s’est montrée plutôt tolérante vis-à-vis du transfert de pouvoir au Tchad, somme toute précaire. Alors qu’elle a sanctionné le Mali et la Guinée pour des changements anticonstitutionnels de gouvernement, le Tchad a été épargné.
La situation de la capitale tchadienne N’Djamena semble être considérée au sein de l’UA comme tout à fait exceptionnelle, compte tenu notamment des problèmes de sécurité qu’elle pose. Les acteurs politiques de l’UA, conscients des dangers d’une instabilité du Tchad, semblent privilégier la stabilité du Sahel et de l’Afrique centrale plutôt qu’à la transition du Tchad sur la voie du constitutionnalisme, de la démocratie et de l’État de droit. Cependant, pour de nombreux acteurs, le contexte tchadien équivaut bel et bien à une prise de pouvoir anticonstitutionnelle.
La position de l’UA est donc considérée par beaucoup comme incompatible avec l’Acte constitutif de l’UA, le Protocole de 2002 relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité (CPS) et la Déclaration de Lomé, qui rejette ce type de transfert de pouvoir.
Ce non-respect des règles de l’UA, les contradictions internes et l’exploitation de la faiblesse de l’organisation ont affaibli son influence sur la transition. L’UA, initialement en faveur des autorités de transition, s’interroge désormais sur comment aller de l’avant si les dispositions du dialogue national inclusif et souverain (DNIS) d’octobre 2022 ne sont pas respectées.
Retracer l’engagement de l’UA au Tchad
Lors de la 993e réunion qui a eu lieu en avril 2021, le CPS a demandé à la Commission de l’UA de mettre sur pied une mission d’enquête au Tchad comprenant des membres du CPS. Son mandat était de discuter de la situation avec les autorités de transition, de soutenir l’enquête sur la mort de Déby et d’évaluer les efforts visant à restaurer l’ordre constitutionnel. Le communiqué publié à l’issue de la réunion exhorte les forces de défense et de sécurité tchadiennes à respecter le mandat et l’ordre constitutionnel et à s’engager rapidement dans un processus de restauration du constitutionnalisme.
Après s’être prononcée en faveur des autorités de transition, l’UA désormais diverge sur la voie à suivre
Le communiqué de la 996e réunion du CPS, qui a étudié le rapport de la mission d’enquête, entérine le soutien de l’UA en faveur de la transition. Ce soutien reconnaît la nécessité pour les autorités de transition de mettre en place un gouvernement civil, de respecter la période initiale de 18 mois, d’organiser un dialogue national et de revenir à l’ordre constitutionnel.
Alors que l’UA suit de près le processus de transition au Tchad, la Commission de l’UA et le CPS ont vu leur influence s’amenuiser. En misant sur la subsidiarité, l’UA a cédé à la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) la responsabilité d’initier une commission d’enquête sur les manifestations et la répression d’octobre 2022. Mais les deux organisations ne sont pas parvenues à coopérer.
Le DNIS précédé les événements sanglants du 20 octobre 2022 et a permis de prolonger la transition de 24 mois. Il a également permis aux autorités de transition de se présenter aux élections. Il s’est ensuivi une répression des manifestants qui a contraint plusieurs opposants à l’exil.
En novembre 2021, sous la pression des conclusions du DNIS qui entraient clairement en contradiction avec les exigences de l’UA, le CPS a demandé à la Commission de l’UA de dépêcher le Groupe des sages. Sa tâche consistait à rencontrer les parties prenantes afin de recueillir des informations de première main et d’informer le Conseil avant le 31 mars 2023. Le Groupe a entrepris sa mission au début du mois de mai 2023 et le Conseil a examiné son rapport de mission lors de sa 1152e réunion.
Placée devant le fait accompli, l’UA a pris acte de la prolongation de la transition. Cependant, comme le rappelle le rapport du Groupe des Sages, elle reste ferme sur la nécessité pour les autorités de transition de ne pas prendre part aux élections.
Les dangers de l’imprévisibilité
En analysant l’engagement de l’UA dans la transition tchadienne, l’on constate deux incohérences. La première concerne les divergences entre les décisions de l’UA et ses principes relatifs aux transferts anticonstitutionnels de pouvoir. Dans un rapport présenté lors de la 1121e réunion du CPS en novembre 2022, le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, préconisait des sanctions à l’encontre du Tchad pour avoir contourné presque toutes les exigences de l’UA en matière de transition. Toutefois, la réunion n’a pas abouti à une décision ferme sur la question.
Le dialogue a permis de prolonger la transition et de rendre les autorités de transition éligibles
La deuxième porte sur les contradictions internes. Moussa Faki aurait, dans un premier temps, été très favorable à la transition. Cependant, lors de l’ouverture du dialogue national le 20 août 2022, il est devenu plus exigeant et a appelé à un réajustement afin d’atteindre les objectifs fixés pour la transition. Il a noté que celle-ci représentait une opportunité historique que le Tchad se devait de saisir à bras le corps pour prendre un nouveau départ.
Son discours n’a pas été bien accueilli à N’Djamena. De nombreux hommes politiques tchadiens ont considéré sa prise de position comme une injonction aux autorités de transition ou une remise en cause de leur volonté réelle de revenir à l’ordre constitutionnel et de confier le pouvoir aux civils.
Ces incohérences témoignent de l’incapacité de l’UA à prendre une position claire, mais aussi de son incapacité à faire converger la Commission et le CPS. Moussa Faki, auparavant perçu comme un fidèle soutien de Déby et un défenseur de la transition, est aujourd’hui perçu comme son détracteur.
Tirer profit des divergences d’intérêts
Quel signal les contradictions internes de l’UA envoient-elles aux autorités de transition du Tchad ? Tout d’abord, ces incohérences internes et le désaveu des hauts fonctionnaires tchadiens à qui l’on prête des ambitions politiques personnelles sont très appréciés à N’Djamena. La position du CPS constitue également une véritable victoire diplomatique pour les autorités qui, après une forte contestation au sein de la population et une opposition aux résultats du dialogue, ont conservé une bonne image auprès de la communauté internationale.
L’inéligibilité des autorités de transition reste l’une des dernières exigences de l’UA
Depuis le début de la transition, le Tchad a plus ou moins réussi à faire plier l’UA, en refusant la nomination du premier envoyé spécial au profit de celle d’un envoyé de la région d’Afrique centrale. Les autorités tchadiennes ont également contourné toutes les décisions et les principes mis en avant par l’UA pour accompagner la transition. Outre les injonctions à se conformer à la nouvelle durée de la transition, à respecter les droits de l’homme et à maintenir le dialogue, l’inéligibilité des autorités de transition reste la dernière exigence de l’UA.
Les principaux dirigeants de la transition n’ont pas annoncé leur intention officielle de se présenter aux élections. Cependant, leur éligibilité a été entérinée par le dialogue inclusif et souverain. Or, dans le communiqué de la 1121e réunion du CPS, l’UA a appelé à la mise en œuvre de ces conclusions. Émanant d’un dialogue souverain, les recommandations ont un poids certain et seront appliquées en tant que loi nationale. Comment l’UA peut-elle alors garantir que son exigence d’inéligibilité sera effective sans se heurter à ceux qui la refusent au nom de la souveraineté tchadienne ?
Quelles options pour l’UA ?
La transition a été marquée par quelques incertitudes qui laissent présager des défis potentiels, notamment à l’approche d’échéances cruciales pour le pays. L’UA doit réaffirmer son engagement à soutenir les autorités de transition, la classe politique et la société civile tchadienne afin d’assurer une transition plus harmonieuse et plus inclusive.
Il est impératif que le CPS réévalue la situation et clarifie sa position et que ses membres s’accordent sur la voie à suivre. Le CPS, en collaboration avec la Commission, l’envoyé spécial au Tchad et la CEEAC, devrait envisager le déploiement d’une mission de médiation afin d’éviter que les difficultés liées à la transition ne s’aggravent. Et surtout, l’UA devrait chercher à obtenir des autorités tchadiennes des garanties plus tangibles quant à leur éligibilité, ce qui permettrait de régler une fois pour toutes les questions litigieuses qui subsistent.
Image : © Vincent Fournier pour JA