l'Union africaine/PAPS

Ambassadeur Smaïl Chergui s'indigne du recul démocratique en Afrique

Malgré les revers et les progrès réalisés, les enjeux de paix et de sécurité en Afrique requièrent des réponses innovantes et globales.

Alors que nombre de défis persistent en matière de paix et de sécurité en Afrique, le Rapport sur le CPS a demandé à l’ancien commissaire à la paix et à la sécurité de l’Union africaine, l’ambassadeur Smaïl Chergui, de lui faire part de ses réflexions sur la situation.

Engagé de longue date dans les efforts de l’UA pour résoudre les problèmes de paix et de sécurité à l’échelle du continent, quelle est votre appréciation de la situation ?

Le continent a fait des progrès notables en matière de résolution des conflits et de consolidation de la paix, mais des problèmes tant persistants qu’émergents continuent de saper ses réalisations. Le paysage sécuritaire de l’Afrique est plus complexe que jamais et aucune de ses cinq régions n’est totalement en paix ni ses populations totalement en sécurité. Je suis consterné par les reculs démocratiques et les lacunes de gouvernance dont témoignent les nombreux changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG). Nous n’avons pu ni les empêcher ni générer les conditions et les outils nécessaires pour aider les pays concernés à revenir à l’ordre constitutionnel et, plus important encore, à s’attaquer à leurs causes.

En outre, l’instabilité, l’augmentation de la menace terroriste et les réseaux criminels qui y sont associés, ainsi que les changements climatiques, affectent lourdement l’Afrique, le tout dans un contexte international très polarisé, presque sans boussole morale. Je suis profondément préoccupé par le retour des guerres interétatiques au Sahara occidental et dans la région des Grands Lacs. La guerre civile au Soudan, les complexités de la Libye, le terrorisme en Afrique de l’Ouest et la frustration des pays du Sahel face au manque de soutien pour faire face à leurs difficultés ne font qu’aggraver la situation.

Les réponses nationales et régionales en Somalie, en République centrafricaine (RCA) et au Mozambique sont encourageantes, mais nous avons besoin de créativité et d’initiatives audacieuses pour gérer et résoudre les crises, avec le soutien des politiques et des instruments de l’UA et des communautés économiques régionales (CER). Au-delà du déni et du principe de subsidiarité, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) devrait agir à point nommé et de manière décisive face aux crises qui se profilent à l’horizon.

Cela renforcerait notre crédibilité et notre légitimité à un moment où les Nations unies cherchent de nouvelles pistes pour maintenir la paix en Afrique et ailleurs. Ce constat fait suite à la fermeture de l’Opération hybride UA-ONU au Darfour (MINUAD), de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et le prochain retrait de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (MONUSCO).

Quelles sont les lacunes du continent dans sa réponse face à l’extrémisme violent et aux CAG ?

Le terrorisme s’est développé pour atteindre des niveaux sans précédent. Notre continent en est malheureusement devenu l’épicentre mondial, le nombre d’attaques ayant plus que triplé au cours de l’année écoulée. Les groupes terroristes sont présents dans toutes les régions d’Afrique, consolidant leurs positions et se développant à un rythme alarmant.

Le CPS devrait agir de manière opportune et décisive face aux crises imminentes

Les groupes locaux affiliés à l’État islamique (Daesh) ou à Al-Qaïda dominent et se livrent à un mélange complexe d’actes de violence motivés par l’idéologie, relevant du crime organisé transnational et de l’insurrection. En 2023, cinq des dix pays les plus touchés par le terrorisme étaient africains, à savoir le Burkina Faso, le Mali, la Somalie, le Nigéria et le Niger. L’Afrique est susceptible de devenir le siège de groupes mondiaux tels qu’Al-Qaïda et l’État islamique.

Le terrorisme a été imposé à l’Afrique, car ni Al-Qaïda ni l’État islamique n’ont été créés ou n’ont commencé leurs activités criminelles sur le continent. Nous luttons contre le terrorisme depuis vingt-deux ans, souvent seuls et sans l’équipement nécessaire. Pourtant, nous avons développé des outils à l’UA pour coordonner et favoriser la coopération entre les États membres, prévenir la radicalisation et lutter contre ce fléau. Ces efforts comprennent la mission en Somalie et celles contre l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) et Boko Haram. L’Afrique a ainsi affaibli différents groupes terroristes, amélioré et adapté la formation de ses forces et mobilisé la communauté internationale pour renforcer ses ressources financières.

Il est maintenant urgent de consolider ces efforts par une approche globale qui ne se limite pas aux réponses militaires et sécuritaires. Nous avons besoin d’une stratégie multiforme de coopération en matière de renseignement, d’initiatives socio-économiques, de renforcement de la gouvernance, d’approches communautaires et de collaborations internationales solides. Cette stratégie devrait s’attaquer aux menaces immédiates du terrorisme et aux conditions qui le génèrent.

Nous avons assisté à une forte recrudescence de CAG dans le cadre d’une série de soulèvements populaires contre la mauvaise gouvernance et pour des revendications socio-économiques. Le CPS a préféré se ranger derrière la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Nous constatons aujourd’hui que les sanctions économiques et la menace de la force ont profondément dégradé l’image de la CEDEAO, conduisant les pays concernés à créer un autre ensemble.

L’UA aurait pu constituer un dernier recours pour éviter une aggravation de la crise et trouver une solution pragmatique. Isoler ces pays et les laisser à leur propre sort est une grave erreur. Nous devons leur parler. Je me demande pourquoi les groupes de soutien aux transitions de l’UA n’ont pas entamé un dialogue structuré avec les autorités de transition et leurs partenaires pour accélérer le retour à l’ordre constitutionnel.

Par ailleurs, je porte beaucoup d’intérêt à la toute nouvelle Alliance des États du Sahel, qui reflète la sagesse africaine consistant à compter d’abord sur les moyens nationaux pour lutter contre le terrorisme. La volonté de la CEDEAO de déployer sa force d’intervention est peut-être un pas dans la bonne direction, surtout après l’échec de l’Occident au Sahel.

Quelle a été la contribution du CPS à la paix et à la stabilité en Afrique ?

Compte tenu des défis et des crises sans précédent et au vu de ses ressources limitées, les efforts du Conseil ont été remarquables. Grâce aux missions de soutien à la paix, nous avons libéré 80 % du territoire somalien et donné l’espace nécessaire aux institutions élues.

Le CPS a été créé pour refléter les intérêts du continent et non ceux d’une région ou d’un pays

Nous avons affaibli la LRA et mis fin à ses crimes innommables contre les civils. Au sein de la MINUAD, nous avons contribué à la pacification et à la stabilisation du Darfour. Nous avons déployé une force au Soudan, au Mali et en RCA à un moment particulièrement critique pour chacun de ces trois pays.

Nous avons obtenu des avancées majeures pour permettre à la Force africaine en attente de se déployer : nous avons rendu l’architecture africaine de paix et de sécurité (APSA) fonctionnelle, inauguré la base logistique continentale à Douala et organisé un exercice militaire en décembre 2015 à Lohatla, en Afrique du Sud. Beaucoup d’énergie a également été consacrée à la prévention, y compris structurelle, afin de créer les conditions permettant de passer de l’alerte précoce à l’action précoce. En outre, des accords de paix ont été conclus au Mali, au Soudan du Sud et en RCA dans le cadre de la médiation et de la résolution des conflits.

Le CPS a très activement promu l’inclusion des jeunes et des femmes, la démocratie, la bonne gouvernance, l’état de droit et la justice, dans le respect des normes internationales les plus rigoureuses. Ces efforts ont permis d’améliorer l’image du CPS et de l’UA à travers le monde, ce qui a conduit à la signature de partenariats fondés sur le respect mutuel, en particulier avec les Nations unies.

Le Conseil continue de s’impliquer activement dans la recherche de solutions pacifiques aux crises en Libye, dans la région des Grands Lacs et au Soudan, alors qu’il est clair que des acteurs étrangers y sont à l’œuvre.

Pensez-vous que le CPS, tel qu’il est actuellement constitué et organisé, soit à même de traiter les problèmes auxquels il est confronté, ou devrait-il être réformé ? Dans ce dernier cas, quelle réforme est nécessaire ?

Les États membres choisissent toujours le format qui leur convient le mieux. Leurs contributions au budget de l’UA et au Fonds pour la paix, leur participation aux réunions, leurs apports et leurs initiatives permettent de se faire une idée de leur volonté individuelle.

Le secrétariat du CPS est géré par moins de 10 personnes, alors que le secrétaire du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) est soutenu par 130 personnes. Cela indique le niveau de pression pour préparer, organiser et suivre les réunions du Conseil à Addis Abeba.

L’UA doit veiller à ce que l’Afrique ne soit pas déclassée dans le nouvel ordre mondial

Peut-être faudrait-il également améliorer le processus décisionnel du Conseil afin de garantir des réponses opportunes et pertinentes aux crises émergentes, conformément au traité instituant le CPS. Le principe de subsidiarité est très important pour que les CER puissent constituer notre première ligne d’action et de riposte, mais il ne doit pas retarder la prise de décisions opportunes sur les crises émergentes.

Le moment est également venu de promouvoir activement des modes alternatifs de financement pour le rétablissement de la paix et la stabilisation postconflit, étant donné que les ressources du Fonds pour la paix de l’UA sont limitées et que le débat sur l’utilisation éventuelle de fonds des Nations unies est loin d’être clos. Nous avons besoin d’un partenariat permanent avec les milieux d’affaires africains pour sécuriser des investissements dans la paix et la sécurité sur une base gagnant-gagnant.

Nous devons reproduire l’action commune que nous avons menée pour lutter contre Ebola sous la direction de l’ancienne présidente de l’UA, Mme Nkosazana Zuma.

Le CPS ne compte que deux États membres issus de l’Afrique du Nord. Qu’en pensez-vous ? Comment régler cette question à l’amiable pour éviter que le Conseil ne subisse des préjudices durables ?

C’est à la Conférence des chefs d’État et de gouvernement qu’il incombe de mettre en place des institutions et des organes adaptés aux objectifs communs et au travail collectif de l’Afrique. Le CPS a donc été créé pour refléter les intérêts du continent et non ceux d’une région ou d’un pays spécifique.

Maintenant que la Conférence a été saisie de la question et que certaines options ont été présentées, nous devons garder à l’esprit que toute réforme ou révision doit renforcer l’unité et la solidarité entre les États membres et stimuler le panafricanisme et l’efficacité du CPS. Cette question est donc plus complexe qu’une simple redistribution des sièges entre les régions. Le continent est actuellement confronté à des défis sans précédent, dont certains sont même des défis existentiels pour nos États membres, et notre réflexion devrait se concentrer sur la manière de rendre le CPS pertinent et efficace, de renforcer le leadership et l’appropriation par l’Afrique de son programme de paix et de sécurité, ainsi que sur la manière d’assurer le respect des décisions du Conseil par les États membres.

Quels seraient vos conseils pour améliorer la mise en œuvre de l’APSA ?

La force africaine en attente bénéficierait de voir son personnel régulièrement formé et soumis à des exercices afin de garantir un haut niveau de préparation et d’interopérabilité. Ces entraînements devraient simuler des scénarios incluant des opérations de maintien de la paix, d’aide humanitaire et de lutte contre le terrorisme. Les dépôts régionaux devraient être mis en service dans les plus brefs délais.

Le système continental d’alerte précoce doit être amélioré en collaboration avec les systèmes et les institutions spécialisées des CER. Il s’agirait d’intégrer des technologies de pointe telles que l’imagerie satellitaire, l’analyse des mégadonnées et l’intelligence artificielle, d’améliorer les capacités de collecte, d’analyse et de prévision des données, et de former des analystes et des agents de terrain.

La diplomatie préventive et la médiation doivent être renforcées par le déploiement en temps utile d’envoyés spéciaux et de médiateurs dotés d’une expertise en matière de résolution des conflits, y compris des médiateurs FemWise.

Il conviendrait également de mieux intégrer les questions de genre et de jeunesse, notamment en répondant aux besoins et aux défis des femmes et des jeunes dans les situations de conflit et postconflit, tels que l’autonomisation économique, l’éducation et le soutien psychosocial.

La communication et la sensibilisation du public sont également essentielles pour obtenir son soutien et favoriser une culture de la paix. Il conviendrait par ailleurs d’investir davantage dans la recherche et le partage des connaissances, qui peuvent renforcer la capacité du CPS à définir des stratégies éclairées et efficaces. Enfin, un suivi et une évaluation continus sont essentiels pour évaluer l’efficacité des initiatives de paix et de sécurité et procéder aux ajustements nécessaires.

Y a-t-il d’autres questions urgentes que vous aimeriez aborder ?

La situation internationale a été sérieusement affectée par les guerres en Ukraine et à Gaza et un nouvel ordre mondial est en train de se mettre en place. L’UA et ses États membres doivent veiller à ce que l’Afrique ne soit pas à nouveau marginalisée ou déclassée.

Cela sera plus facile si nous parvenons à faire taire les armes et si nous nous appuyons sur nos valeurs authentiques et nos bonnes pratiques pour créer un continent exempt de conflits, stable et déterminé à assurer le développement socio-économique de sa population. L’heure est au leadership. Il est grand temps pour nous de vaincre.

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