Somalie, terrorisme et le dilemme sécuritaire du Kenya

Si les attentats d’Al-Shabaab se poursuivent, le Kenya quittera-t-il la Somalie comme prévu aux côtés des autres pays de l’AMISOM ?

Au cours des deux premières semaines de l’année 2020, Al-Shabaab a attaqué le Kenya à cinq reprises, faisant des dizaines de morts kenyans et étrangers. Pour la première fois, les terroristes ont investi une piste d’atterrissage et détruit plusieurs avions dans le comté de Lamu, une zone où opèrent les armées kenyane et américaine.

Le Kenya se trouve en première ligne des attentats d’Al-Shabaab en dehors de la Somalie. Ces dix dernières années, le groupe y a commis une trentaine d’attentats, tuant plus de 600 citoyens kenyans et des dizaines d’étrangers. Ces attentats ont également fait des milliers de blessés, tandis que les dégâts causés aux infrastructures, tant publiques que privées, ont coûté des millions de dollars.

Al-Shabaab a prévenu qu’il commettrait d’autres attaques au Kenya. Dans ses déclarations, le groupe fait passer la même revendication depuis plusieurs années : il exige que le Kenya retire ses troupes de Somalie s’il veut un jour faire la paix avec Al-Shabaab. Si le Kenya n’obtempère pas, « ses rues continueront de charrier des rivières du sang de son propre peuple », avait déclaré Al-Shabaab après l’attentat très médiatisé du centre commercial de Westgate en 2013.

Le déploiement de troupes kenyanes en Somalie en octobre 2011 visait à repousser Al-Shabaab hors du territoire kenyan, à créer une « zone tampon » à la frontière et à préserver la souveraineté du pays. Sept mois après avoir lancé l’opération militaire Linda Nchi, qui signifie « défendre la nation » en swahili, le Kenya a rejoint cinq autres pays (le Burundi, Djibouti, l’Éthiopie, l’Ouganda et la Sierra Leone) au sein de la Mission de l’Union africaine (UA) en Somalie (AMISOM). Créée en 2007, cette force avait un mandat initial de six mois.

Al-Shabaab a prévenu qu’il commettrait de nouvelles attaques au Kenya

Malgré l’apparente résurgence d’Al-Shabaab et la poursuite de ses attentats, le dernier en date ayant pris pour cible une base militaire du Gouvernement somalien, l’AMISOM devrait se retirer de Somalie d’ici 2021. Ce retrait interviendra après plusieurs renouvellements de son mandat et de récentes incertitudes concernant son budget. Le Kenya décidera-t-il de se retirer de la Somalie aux côtés des autres pays de l’AMISOM si les attentats d’Al-Shabaab se poursuivent ?

L’AMISOM met en œuvre un plan de transition qui supervise le transfert des fonctions de sécurité aux forces somaliennes avant son retrait en 2021. Il a toutefois été décidé, par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies et conformément au plan de transition, de maintenir une présence sécuritaire jusqu’en mai 2020. Les contingents militaires seront néanmoins réduits d’ici février 2020.

Si la mission de l’UA se termine comme prévu, le Kenya sera confronté à deux scénarios. Soit il se conforme à la stratégie de retrait de l’AMISOM (ce qui signifierait, espérons-le, qu’Al-Shabaab mettrait un terme aux attentats sur le sol kenyan), soit il se désolidarise de l’UA et de ses États membres et maintient sa présence en Somalie de manière unilatérale, malgré les menaces proférées par Al-Shabaab de lancer de nouvelles attaques en 2020.

Le Kenya a souvent changé de position quant à son retrait de Somalie. Le président Uhuru Kenyatta a plusieurs fois affirmé que le Kenya ne retirerait pas ses troupes tant qu’il ne constaterait pas un début de stabilité. Cependant, les coupes budgétaires suggèrent qu’il est difficile pour le Kenya de maintenir ses troupes, malgré le soutien militaire des États-Unis, qui devrait rester son allié, aux côtés du Royaume-Uni. Cela explique peut-être les attentats d’Al-Shabaab contre les intérêts américains et britanniques au Kenya lors des dernières offensives, considérées par beaucoup comme un moyen de faire pression pour que le Kenya se retire de la Somalie.

Les attentats contre le Kenya sont essentiels pour la propagande d’Al-Shabaab

L’échéance de 2021 se profilant à l’horizon pour l’AMISOM, « il est probable que le Kenya et l’Éthiopie décident de rester en Somalie de manière unilatérale, au moment où l’AMISOM se retirera », a déclaré Meressa Dessu, chercheur principal à l’Institut d’études de sécurité (ISS). Aucun des deux pays n’a fait part de son intention de quitter la Somalie. Le différend frontalier entre l’Éthiopie et la Somalie remonte aux années 1940 et le Kenya continue d’être durement frappé par Al-Shabaab, qui dispose de cellules actives opérant sur son territoire, telles que le groupe Jaysh al-Ayman et la brigade Nabhan.

Ainsi, il est probable que ces deux pays maintiendront une présence militaire en Somalie, afin d’essayer de contrer les menaces pesant sur leur sécurité nationale. C’était justement pour défendre cette sécurité nationale que les deux pays avaient déployé des troupes en Somalie en premier lieu, et ce bien avant la création de l’AMISOM.

Tant qu’Al-Shabaab opérera en Somalie, les préoccupations de ces deux pays resteront d’actualité. Selon Shewit Negusse, chercheuse à l’ISS, la principale question est de savoir si la situation a changé en profondeur au fil des ans d’une manière qui justifierait un retrait des troupes kenyanes et éthiopiennes. Cependant, le maintien de leurs contingents pourrait soulever la question de la légitimité d’une présence militaire continue en Somalie du point de vue du droit international.

Quelle que soit l’option retenue par le Kenya, en l’absence d’un « accord en bonne et due forme » avec Al-Shabaab, qui pour l’instant semble irréaliste, il n’existe ni garantie que les attentats terroristes cesseront, ni indication selon laquelle le groupe mettra un terme au recrutement de ressortissants kenyans radicalisés. En effet, les attaques et le besoin constant de recruter des nouveaux membres hors de la Somalie ont permis à Al-Shabaab d’entretenir sa visibilité.

Au Kenya, la liberté de la presse garantit à Al-Shabaab une couverture médiatique dont il bénéficie à chaque attentat

Attaquer le Kenya, en particulier sa capitale Nairobi, sert également un objectif important de propagande pour Al-Shabaab. Le Kenya est un haut lieu de l’activité diplomatique, du tourisme et des affaires en Afrique. En outre, le pays accueille un certain nombre d’organisations internationales. Cibler ces intérêts liés aux pays occidentaux fait partie intégrante de la mission globale d’Al-Shabaab.

Le Kenya étant une démocratie avancée, la liberté de la presse y garantit une couverture médiatique à Al-Shabaab, qui en bénéficie à chaque attentat. Dans des déclarations antérieures, Al-Shabaab a notamment affirmé profiter de la corruption au sein du système de sécurité du pays. Cela a alimenté une controverse sur la corruption des fonctionnaires, qui constituerait le talon d’Achille du Kenya. Le pays est donc devenu la cible permanente d’un système de terreur impitoyable et bien huilé par des combattants tant locaux qu’étrangers.

Dans ce dilemme, le Kenya se trouve entre le marteau et l’enclume. La prévision selon laquelle les États africains pourraient connaître une recrudescence du terrorisme et de la violence est une crainte bien réelle. Au vu de la menace persistante que représente Al-Shabaab, le maintien de la présence militaire du Kenya en Somalie pourrait constituer un impératif de sécurité nationale, mais quelle forme cette intervention doit-elle prendre ?

Le Kenya peut choisir de faire cavalier seul et de se contenter de ses propres ressources pour prendre l’avantage sur Al-Shabaab, tout en s’interrogeant quant à la légitimité de son action. Il peut également mutualiser ses ressources avec celles de l’Éthiopie et d’autres puissances de la région comme l’Ouganda, en vue d’une éventuelle alliance régionale dans le cadre d’une réorganisation multilatérale après le retrait de l’AMISOM.

La nature non conventionnelle de la tactique des terroristes induit un besoin urgent pour le Kenya et l’Éthiopie d’étudier également des approches créatives de puissance douce, autres que le recours à la force. Cela est particulièrement important car parmi les groupes terroristes recensés entre 1968 et 2006, seuls 7 % environ ont mis fin à leurs activités à la suite d’une intervention militaire, tandis que 43 % d’entre eux l’ont fait à la suite de négociations.

Mohamed Daghar, chercheur, Duncan E. Omondi Gumba, coordinateur du projet ENACT de l’ISS, Afrique de l’Est et Corne de l’Afrique, et Akinola Olojo, chercheur principal, ISS Pretoria

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