L'expansion déterminée de l'État islamique dans le bassin du lac Tchad

Les États doivent unir leurs forces pour empêcher la formation et la consolidation de nouveaux califats de l'État islamique dans la région.

Les États africains doivent agir rapidement pour empêcher l'État islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO) de se restructurer dans le bassin du lac Tchad. À défaut, les plans d'expansion de l'État islamique (EI) dans la région viendront mettre en danger la vie de millions d'Africains.

L'EI se sert de l'EIAO, son affilié local, pour assouvir ses visées expansionnistes qui ont commencé avant même sa défaite en Irak et en Syrie. Des recherches menées par l'Institut d'études de sécurité (ISS) montrent qu'en mai, l'EI a ordonné d'évincer le chef de Jama’atu Ahlis Sunnah lid-Da’wati wa’l-Jihad (JAS), Abubakar Shekau, pour ouvrir la voie à la croissance de l'EIAO, et ainsi à la sienne.

Selon des sources de l'ISS qui ont demandé à rester anonymes, l'EI a informé sa filiale régionale que son ancrage dans les îles du lac Tchad rendrait difficile toute expansion considérable. Il a indiqué que la meilleure position se situait à Sambisa, le bastion et repaire de Shekau, et que la prise de Sambisa nécessitait d'évincer ce dernier, mort ou vivant.

Les passeurs sont indispensables pour faire entrer et sortir les combattants du bassin du lac Tchad

Des luttes de pouvoir sont inévitables au sein de l'EIAO, et les pays de la région doivent en profiter pour affaiblir ce groupe. Par le passé, l'EIAO s'est efforcé de présenter un front uni, mais les divisions internes ont entraîné au moins cinq changements de direction en autant d'années. Cette instabilité a contribué à des désertions de membres du groupe, un phénomène que les États peuvent mettre à profit pour miner le groupe.

L'EIAO est en cours de restructuration, souhaitant instaurer quatre califats : la forêt de Sambisa, la forêt d'Alagarno (surnommée Timbuktu), Tumbuma, et les îles du lac Tchad, jouissant chacun d'une semi-autonomie. Ils sont tous situés dans l'État de Borno, dans le nord-est du Nigeria. Sur le plan tactique, ils constituent des bases opérationnelles pour étendre les activités à d'autres parties du nord-est, ainsi qu'au Cameroun, au Tchad et au Niger.

Les sources de l'ISS au fait de ces évolutions font remarquer que l'EIAO a déjà désigné des chefs du Conseil de Shura (assemblée consultative) et des divers califats. Le groupe réforme également sa gestion du bien-être de ses membres et la responsabilisation de ses commandants. Ces changements attirent des combattants qui retournent désormais dans la zone pour rejoindre l'EIAO.

Certains de ces combattants avaient quitté le groupe entre 2016 et 2018, fuyant vers la Libye et le Soudan. Le leadership de l'EIAO constituait l'un des facteurs de désertion, en particulier la brutalité de l'ancien chef militaire Mustapha Krimima. Plusieurs déserteurs n'étaient pas satisfaits de la scission de Boko Haram en 2016 qui a créé l'EIAO et le JAS, tandis que d'autres souhaitaient rejoindre l'EI en Libye. Leur retour pourrait gonfler les rangs de la filiale et lui apporter une expérience du combat, comme en témoigne leur rôle dans l'attaque de Sambisa en mai.

Selon des recherches menées par l'ISS, un minimum de 130 anciens combattants ont rejoint l'EIAO après être revenus de Libye en trois vagues, entre avril et juin. Au moins 70 autres seraient attendus, bien qu'on ne puisse précisément quand.

Itinéraire de l'EIAO entre la Libye et la région du bassin du lac Tchad

Itinéraire de l'EIAO entre la Libye et la région du bassin du lac Tchad

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Selon les sources, les combattants empruntent l'itinéraire Libye-Algérie-Mali-Niger-Nigeria, privilégié par l'EI et sa filiale régionale, plutôt que l’axe Libye-Niger-Nigeria. Avec ses longues étendues de désert, ce dernier passage est plus difficile, et l'on y signale fréquemment des voyageurs mourant de faim et de soif. Cette route est également empruntée par les trafiquants d'êtres humains et fait donc l'objet de contrôles de sécurité plus stricts.

Les chefs de l'EI et de l'EIAO choisissent les itinéraires en fonction de considérations logistiques, notamment la disponibilité de guides ou de passeurs le long du chemin. Selon les sources, la plupart des passeurs sont des Nigérians, bien que quelques-uns soient des Arabes et des Touaregs. Les passeurs sont indispensables pour faire entrer et sortir les combattants du bassin du lac Tchad, donnant des instructions sur les façons de s'habiller et de voyager, et sur les transports à utiliser pour ne pas être détecté par les forces de sécurité.

Si la restructuration en cours de l'EIAO n'a pas encore abouti à une organisation plus forte et plus efficace, il est fort probable que ce soit bientôt le cas. Le groupe extrémiste entend résolument améliorer sa résilience, sa longévité et son succès. Les changements actuels pourraient également être la conséquence des pertes du groupe infligées par les opérations militaires antiterroristes. Dans les îles du lac Tchad et la forêt d'Alagarno en particulier, ces affrontements ont entraîné la mort de certains commandants de l'EIAO.

Il est crucial de priver l'EIAO, et par extension l'EI, de l'espace nécessaire pour agir dans la région. Les pays du bassin du lac Tchad devraient collaborer avec d'autres États, en particulier dans le Sahel, pour améliorer les renseignements sur les combattants transitant par leurs territoires.

Les gouvernements doivent se tenir prêts à profiter des désaccords qui émergeront certainement entre les chefs de l'État islamique en Afrique de l'Ouest

Il faut également tirer parti de l'adhésion de ces pays à la Coalition mondiale pour vaincre l'EI. Les enseignements tirés du processus de neutralisation de l'EI en Irak et en Syrie peuvent être adaptés au contexte du bassin du lac Tchad. L'organe militaire de la région, la Force multinationale mixte, doit jouer un rôle de premier plan dans toute nouvelle intervention. Les pays doivent également intégrer leurs mesures de protection civile et d'application des lois, ainsi que leurs interventions militaires, et veiller à ce qu'elles soient intégrées au niveau régional.

Il convient plus que jamais pour les gouvernements de se tenir prêts à tirer avantage des désaccords qui émergeront inévitablement entre les chefs de l'EIAO. Ils doivent affaiblir le groupe pendant qu'il essaie de se reconstruire, avant qu'il ne puisse à nouveau prendre racine.

Malik Samuel, chercheur, Programme Bassin du lac Tchad, ISS Dakar

Cet article est financé par le ministère des Affaires étrangères des Pays-Bas et le Programme des Nations Unies pour le développement.

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