Les réseaux sociaux et l'État : défier les règles de l'engagement
Comme en atteste la suspension de Twitter au Nigeria, les plateformes en ligne constituent le nouveau champ de bataille entre les gouvernements et leurs opposants.
En Afrique, les réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook et WhatsApp se transforment de plus en plus en une scène sur laquelle la tension entre l'État et la dissidence en ligne se fait sentir. La suspension récente de Twitter par le gouvernement nigérian en est un rappel opportun.
Les divergences exprimées sur les forums en ligne peuvent générer des réponses en temps réel et dans la vie réelle, et cela peut créer un environnement dans lequel le monopole du gouvernement sur la liberté d’expression est remis en question.
L'utilisation des plateformes ayant un large public n’est pas dépourvue de défis. Pourtant, les avantages peuvent l'emporter sur les risques si les gouvernements reconnaissent que ces mêmes plateformes les rapprochent de leurs citoyens.
Les relations entre la technologie, la rapidité et la politique ne sont pas nouvelles. On soutient qu’à l’heure actuelle, la technologie transforme radicalement la nature de l'engagement politique dans le monde entier. En Afrique, le Nigeria illustre ce fait d’une manière intéressante. L'utilisation des réseaux sociaux dans le pays devrait augmenter de plus de 80 % entre 2019 et 2025. Cela signifie que dans un pays dont la population actuelle dépasse les 200 millions, les plateformes digitales seront utilisées par plus de 44 millions de personnes.
Les plateformes digitales permettent aux citoyens d'exprimer leurs préoccupations et d’interagir plus directement avec ceux qui gouvernent
Pour les élites politiques habituées à manipuler les messages électoraux dans l’objectif d’obtenir des votes, ces plateformes contestent leur position de privilège, bien qu’il arrive que ces mêmes élites les exploitent. L'interdiction de Twitter au Nigeria vise à refuser l'accès des nigérians à une plateforme que le gouvernement affirme être utilisée pour menacer « l'existence des entreprises » du pays.
Pendant ce temps, les critiques de cette interdiction insistent sur le fait que les réseaux sociaux sont un outil démocratique qui permet aux citoyens d'exiger une responsabilisation accrue. Cela s'est produit au plus fort de la campagne nigériane #EndSARS contre la brutalité policière, relancée en 2020. Récemment, la Cour de justice de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest a ordonné au Nigeria de s'abstenir d'imposer des sanctions aux citoyens qui utilisent Twitter.
Il convient de noter que l'interdiction de Twitter au Nigeria a été annoncée suite à la suppression d’un tweet publié du compte du président Muhammadu Buhari, par les modérateurs de contenu de Twitter pour avoir violé les règles relatives aux comportements abusifs. Ce tweet provocateur a menacé de punir les membres du Mouvement des peuples autochtones du Biafra à la suite d'attaques contre des bâtiments de l'État et des bureaux électoraux. Le groupe a nié toute implication dans ces attaques.
Il y a un vieux débat au cœur du contrat social entre l'État nigérian et la partie orientale du pays, où le Mouvement des peuples autochtones du Biafra est basé. Ce dialogue, sur lequel les autorités ont tiré le rideau depuis des décennies, reste une plaie ouverte.
Le gouvernement nigérian a déclaré que Twitter restera interdit jusqu'à ce qu'il ouvre un bureau dans le pays, ce qui reflète une démarche visant à garantir que la plateforme soit soumise aux lois nigérianes sur les médias. Cependant, cela pourrait aussi réduire l'espace démocratique, en sapant les exigences publiques pour une meilleure gouvernance dans la nation la plus peuplée d'Afrique.
Les technologies de la communication représentent environ 10 % du produit intérieur brut du Nigeria
Au-delà du Nigeria, des différends entre les plateformes digitales et les autorités gouvernementales surgissent à travers tout le continent. La condamnation par l’Ouganda de la suspension de nombreux comptes sur Twitter à l’approche des élections est une parfaite illustration de cette réalité.
Une société africaine fonctionnant de plus en plus en réseau a des implications non seulement pour la participation politique mais aussi pour le développement économique, notamment au Nigeria, la plus grande économie d'Afrique. Ce pays s'appuie sur les technologies émergentes pour aider à stimuler la croissance économique, et les plateformes digitales offrent à de nombreuses entreprises un plus grand accès aux clients potentiels.
Dans une économie où environ 24,59 millions de personnes utilisent les réseaux sociaux et où les propriétaires d’entreprises opèrent sur Twitter grâce à la publicité directe ou l’engagement des utilisateurs, certains chercheurs estiment que les technologies de la communication représentent au moins 10 % du produit intérieur brut national.
Le Nigeria fait partie des pays africains qui cherchent à introduire des lois que les groupes de défense des droits humains considèrent punitives, pour imposer des réglementations strictes sur l'espace virtuel dans le but de criminaliser toute critique visant le gouvernement. Le Kenya cherche à faire de même. De son côté, la Zambie a introduit des réglementations exigeant que les administrateurs de groupes WhatsApp s'inscrivent auprès des autorités, ce qui les soumet à des codes de conduite similaires à ceux des journaux ou des maisons de presse, et les expose au risque d'être arrêtés.
Certaines réglementations sont nécessaires pour se prémunir contre les discours haineux et protéger les plus vulnérables de la société contre d'autres formes de communications malveillantes. L'équilibre entre la liberté d'expression, la vie privée et la sécurité doit néanmoins être soigneusement calibré.
Les réseaux sociaux sont certainement en train de changer la relation entre les gouvernements et leurs citoyens
Au-delà de la portée des médias traditionnels, les réseaux sociaux sont certainement en train de changer la relation entre les gouvernements et les citoyens. Ils remettent en question l'idée que le débat public peut être exclusivement modéré par la puissance institutionnelle de l'État. Ainsi, plutôt qu'une approche descendante ou hiérarchique pour définir des règles de liberté d'expression, ces plateformes accélèrent l'émergence d'une approche ascendante ou en réseau.
Comme susmentionné, un tel cadre s’accompagne de certains risques. En outre, les utilisateurs ont également élaboré des normes sur le contenu qu’ils estiment acceptable (ou non). Dans certains cas, cela a créé une dynamique particulière, notamment une « cancel culture », par laquelle les individus figurent sur la liste noire de ces forums pour transgression de normes socialement acceptables. Cette forme d'autorégulation suscite elle-même la controverse.
L'espace virtuel revêt un caractère inévitable. Cela a notamment été observé dans la manière dont le ministère de l’Information du Nigeria a utilisé Twitter pour annoncer son interdiction de la plateforme, une ironie qui n’a pas échappé aux médias internationaux.
Ainsi, plutôt que d’adopter des réponses irréfléchies reflétées dans des lois draconiennes, les gouvernements doivent reconnaître que ces plateformes offrent une certaine accessibilité que les citoyens ne pourraient pas obtenir autrement. Elles leur permettent d'exprimer des préoccupations légitimes et d’interagir plus directement avec ceux qui gouvernent.
L’interdiction des réseaux sociaux prive les gouvernements et leurs citoyens d’un outil important de communication et remet en question l’engagement des dirigeants des pays concernés en faveur d’une gouvernance transparente.
Akinola Olojo, chercheur principal, Programme Bassin du lac Tchad, ISS Dakar et Karen Allen, conseillère principale de recherche, Menaces émergentes en Afrique, ISS Pretoria
Cet article a été réalisé grâce au soutien du gouvernement des Pays-Bas.
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