Les émissions de carbone en Afrique : une nécessité économique ?
Faute de capitaux suffisants ou d'une politique mondiale favorable, il est illusoire d'attendre de l'Afrique qu'elle dissocie croissance économique et émissions de carbone.
Depuis la première révolution industrielle, la croissance économique s'accompagne d'une augmentation des émissions de carbone. C’est grâce au charbon, au pétrole et au gaz naturel que le Royaume-Uni, l'Allemagne et les États-Unis sont devenus des économies à revenu élevé, en utilisant des processus à forte intensité de carbone, largement reconnus comme étant à l'origine de la crise climatique.
En revanche, l'Afrique contribue à hauteur de 4 à 5 % des émissions mondiales. Pourtant, elle doit permettre à un demi-milliard de personnes de sortir de la pauvreté, fournir un accès à l'énergie à 640 millions de citoyens et se développer rapidement sans dépendre des mêmes ressources qui ont fait la prospérité des nations riches d'aujourd'hui.
Ce déséquilibre flagrant est évident dans les données historiques sur les émissions (voir graphique). Les pays à revenu élevé ont été à l'origine de la plupart des émissions de combustibles fossiles tout au long du XXe siècle, avec un pic de plus de quatre milliards de tonnes par an dans les années 2000. Les émissions des pays à faible revenu (notamment la majeure partie de l'Afrique) sont restées négligeables.
Aujourd'hui, l’accroissement des émissions est le fait des économies à revenu intermédiaire de la tranche supérieure comme la Chine, qui, de 1980 à 2020, a vu son produit intérieur brut multiplié par 35 et ses émissions passer de 0,4 milliard à trois milliards de tonnes. Cette industrialisation basée sur les combustibles fossiles a fait sortir 800 millions de personnes de la pauvreté, augmentant massivement l'empreinte carbone du pays.
Le Royaume-Uni, les États-Unis, la France et l'Allemagne ont suivi la même voie des décennies plus tôt, utilisant les mêmes combustibles fossiles pour développer leurs économies, enracinant le modèle de développement à forte intensité de carbone qu'ils s'efforcent maintenant de réformer. Aujourd'hui, ces pays inversent la tendance et découplent même leurs économies des émissions de carbone, en utilisant la richesse et le capital institutionnel accumulés au fil des siècles pour investir dans les énergies propres.
Cependant, on demande à l'Afrique de passer directement à un développement à faible émission de carbone sans avoir les infrastructures, les capitaux ou l'espace politique dont bénéficient ceux qui sont à l’origine des problèmes climatiques.
La transition vers les énergies propres est nécessaire, mais l’obsolescence des infrastructures électriques et les déficits généralisés en Afrique rendent la tâche difficile. Dans la plupart des pays, les réseaux fiables ou le stockage et la transmission, qui font qu’un système énergétique est moderne, sont inexistants ou sous-développés.
L'Afrique doit se développer et la hausse des émissions sera inévitable. C'est pourquoi l'Union africaine et le Groupe des négociateurs africains ont adopté la Position africaine commune (PAC) sur le changement climatique en 2023. Il s’agit de l’un des rares instruments politiques négociés collectivement sur le continent. Il inscrit les droits de l’Afrique dans l'agenda climatique mondial.
La PAC confirme le droit de l'Afrique au développement et à l'accès à l'énergie en utilisant les énergies renouvelables et non renouvelables de façon équilibrée. Il appelle à des attentes mondiales équitables en matière d'atténuation, à une augmentation des subventions pour le climat et à l'accès à des technologies à faible émission de carbone.
Il ne s'agit pas d'un plaidoyer pour être exempté, mais de la demande pragmatique d'une équité fondée sur les émissions réelles. La PAC peut servir de principale plateforme de négociation pour la réforme du financement du carbone et le transfert de technologies au niveau mondial. Pour cela, elle doit bénéficier de plus de soutien politique et de visibilité en Afrique, au-delà des conférences des Nations unies sur le changement climatique.
Même dans les scénarios les plus optimistes, les émissions de carbone en Afrique devraient doubler au cours des deux prochaines décennies. Ce n'est pas le signe d'un échec politique, mais d'une nécessité économique. Pour ne pas en arriver là, l'Afrique a besoin d'un soutien technologique et financier à une échelle inédite, et les cadres de financement climatique en vigueur ne donnent pas les résultats escomptés.
L'ambition de dissocier croissance économique et émissions est possible, comme l'ont montré 49 pays, principalement en Europe et dans les économies à revenu élevé. La France, l'Allemagne, la Suède et le Royaume-Uni sont de bons exemples pour la croissance de l'énergie propre (voir graphique). Pour l'Allemagne, l'approvisionnement intermittent en énergies renouvelables s’est traduit par une plus grande dépendance aux importations d'électricité, en particulier en provenance de la France qui dispose d'un réseau stable, alimenté par l'énergie nucléaire.
L'une des principales leçons de la transition énergétique en Europe, parallèlement à un financement important, est l'interdépendance régionale, car les pays tirent parti des forces de chacun pour maintenir la fiabilité du réseau tout en assurant la décarbonisation.
Un autre point commun entre les pays découplés est leur investissement dans des technologies spécifiques à leur contexte : le nucléaire pour la France, l'éolien en mer pour le Royaume-Uni et un mix hydroélectrique et nucléaire pour la Suède. Le passage à l'énergie propre a été adapté aux ressources disponibles, le gaz naturel étant la pierre angulaire de la transition.
Chaque économie découplée a bénéficié d’investissements publics, de négociateurs qualifiés et d’institutions fortes. Ces pays ont tous adopté des mécanismes de tarification du carbone, éliminé progressivement le charbon en encourageant l'adoption précoce de technologies propres et investi dans l'infrastructure du réseau. Ces efforts ont été soutenus par des cadres réglementaires à long terme et des garanties des investisseurs, éléments essentiels pour débloquer des capitaux privés et renforcer la confiance dans la transition.
En Afrique, l'Afrique du Sud et le Maroc sont les premiers à entrer dans cette phase de découplage. Le Partenariat pour une transition énergétique juste (JETP) avec l'Afrique du Sud, avec un engagement initial de 8,5 milliards de dollars de financement concessionnel, représente l'une des premières transitions nationales soutenues par une planification internationale et nationale.
Les émissions de carbone en Afrique devraient doubler au cours des deux prochaines décennies
Le Maroc a démontré la puissance des investissements publics précoces combinée à la diplomatie internationale. Il a développé l'une des plus grandes installations d'énergie solaire à concentration au monde et a considérablement augmenté ses capacités éoliennes, solaires et hydroélectriques au cours de la dernière décennie. Ces progrès ont été soutenus par des financements publics constants, une orientation politique forte et un engagement diplomatique.
Contrairement à ces deux pays, dans la majeure partie de l'Afrique, l’électrification est limitée, les réseaux sont clairsemés, les infrastructures médiocres, les bases industrielles faibles et les institutions contraintes. Si les énergies renouvelables sont de plus en plus rentables et sont déployées rapidement, elles ne peuvent pas répondre aux besoins énergétiques de base en Afrique, ni alimenter l'industrialisation nécessaire pour mettre fin à la pauvreté généralisée. Les sources d'énergie à plus forte densité, comme le gaz naturel et, lorsque cela est possible, le nucléaire, doivent être intégrées au paquet énergétique.
Pour l'Afrique, il est irréaliste de passer à un avenir sobre en carbone sans capital adéquat ou sans cadres politiques mondiaux favorables.
Les investissements étrangers restent volatiles et près des deux tiers de l'aide publique au développement liée au climat en Afrique en 2022 étaient des prêts concessionnels, et non des subventions, ce qui rallonge l'ardoise de la dette du continent. Une taxe mondiale sur le carbone a été proposée comme mécanisme de financement, mais un effort mondial contraignant est peu probable dans le climat géopolitique actuel.
L'Afrique a besoin d'un soutien technique et financier à une échelle inédite
Le G20 devrait au moins fixer un prix plancher du carbone ciblé sur les plus grands émetteurs du monde, avec une part destinée aux pays à faible revenu, à faible taux d'émissions et pauvres en énergie. Une voie africaine découplée et pragmatique exige une réforme systémique de l'architecture financière mondiale. Le financement climatique doit passer des prêts basés sur la dette à des subventions inconditionnelles pour les pays à faible revenu.
L'idée d'étendre le modèle JETP avec l'Afrique du Sud à l'ensemble du continent a été soulevée, soulignant la nécessité d'une plateforme d'investissement à l'échelle continentale pour coordonner et réduire les flux de capitaux. Cependant, l'Afrique doit également s’impliquer. Aucun investisseur ne s'engagera dans des environnements instables, alors la réforme de la gouvernance, la clarté réglementaire et la stabilité politique sont incontournables.
Rien de tout cela n'est possible si on ne dissocie pas le financement climatique de la dette. L’Afrique est celle qui a le moins contribué à la crise climatique, mais elle est pourtant celle qui devra payer le plus pour la résoudre.
Sans une réforme de la finance mondiale, un soutien extérieur structuré et un engagement continental fort, l'Afrique sera confrontée à un choix difficile : rester enfermée dans la pauvreté énergétique pendant des décennies, ou emprunter à son tour le chemin de l’utilisation intense de combustibles fossiles qui est à l’origine de la crise climatique.
Le présent article a été publié pour la première fois dans Africa Today, le blog du programme Afriques futures et innovation de l'ISS.
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