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L'UA doit-elle sacrifier ses principes au nom de la sécurité au Sahel ?

Lutter contre la menace terroriste ne doit pas justifier le démantèlement de l'architecture de gouvernance continentale.

Répondre à la menace terroriste croissante et donner la priorité à l'ordre constitutionnel sont souvent des impératifs contradictoires dans les pays en transition. Le président de la Commission de l'Union africaine (UA), Mahmoud Ali Youssouf, a soulevé ce point lors d'une réunion ministérielle du Conseil de paix et de sécurité (CPS) sur le Sahel, le 30 septembre.

Il a souligné que l'UA ne devait pas tomber dans le piège et, sous la pression, sacrifier des objectifs à long terme au profit de questions immédiates et urgentes, un risque auquel sont confrontés l'UA et ses communautés économiques régionales (CER).

Avec la propagation du terrorisme dans le Sahel, de nombreuses voix en Afrique de l'Ouest appellent à plus de « pragmatisme » de l'UA, au détriment d’une application stricte du régime de suspension. Une récente consultation technique organisée par le Ghana, à laquelle ont participé des représentants de la Commission de l'UA et de l'Alliance des États du Sahel (AES), a même recommandé de réintégrer les pays suspendus dans le Comité des représentants permanents de l'UA, leur permettant ainsi de participer à nouveau au processus décisionnel de l'UA.

Elle a également proposé de reconnaître l'AES comme un mécanisme régional éligible au soutien du Fonds pour la paix de l'UA.

Ces points de vue sont légitimes et contribuent à explorer les voies du dialogue entre l'UA et les pays de l'AES. Cependant, privilégier l'urgence au détriment des principes et l'opportunisme au détriment des normes est un piège.

Loin d'améliorer la sécurité, la militarisation de la gouvernance a eu l'effet inverse

Les partisans du « pragmatisme » affirment que l'UA doit s'adapter aux nouvelles réalités et s'engager auprès des régimes militaires établis par un coup d'État afin de contenir le terrorisme. Toutefois, cela perpétue l'illusion que les coups d'État offriraient une sécurité, en occultant les antécédents de ces régimes. Les coups d'État militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger ont été tous justifiés par la nécessité de lutter contre le terrorisme. Même si, dans la pratique, les juntes n'ont pas été en mesure de contenir le terrorisme.

Les attaques extrémistes sont devenues plus fréquentes et plus mortelles, notamment chez les civils, et le contrôle de l'État sur de vastes territoires a reculé. Loin d'améliorer la sécurité, la militarisation de la gouvernance a eu l'effet inverse. La plupart du temps, une fois que les forces armées sont impliquées dans la gestion quotidienne des affaires de l'État, leur capacité opérationnelle sur le champ de bataille diminue. La situation sécuritaire dans les trois pays de l'AES confirme ce paradoxe.

Malgré cela, la rhétorique des juntes sur la souveraineté et l'anti-impérialisme leur vaut une sympathie croissante à travers l'Afrique. Certaines des démocraties les plus solides du continent ont même succombé à la tentation d'une solidarité complaisante, arguant que les régimes militaires sont nécessaires compte tenu de l'ampleur de la menace terroriste.

Néanmoins, cette manière de voir sape les fondements normatifs de l'UA, en particulier la Déclaration de Lomé et la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, qui toutes deux soulignent que l’on doit accéder au pouvoir politique et l’exercer en utilisant des moyens constitutionnels et démocratiques.

Abandonner ces principes au nom d’un pragmatisme sécuritaire reviendrait à légitimer les régimes militaires qui peinent à assurer la sécurité. Cela normaliserait également certaines de leurs pratiques arbitraires en matière de droits fondamentaux, de restrictions de la presse et de fermeture de l'espace politique.

Au-delà de cette crise des normes se cache une faiblesse plus structurelle du régime de suspension des États par l'UA après un coup d'État : l'absence d'un mécanisme formel et institutionnalisé de dialogue politique entre la Commission de l'UA et les États suspendus. En l'absence d'un tel mécanisme, l'UA s'appuie sur une approche au cas par cas, souvent caractérisée par des incohérences et des calculs à court terme.

Céder aux États suspendus sans réciprocité revient à ignorer les causes de l'instabilité au Sahel

À la suite d'une décision de l'Assemblée des chefs d'État en février 2025, l'UA a entrepris de réviser son cadre de paix et de sécurité. Le groupe de haut niveau nommé à cette tâche devrait envisager un tel mécanisme de dialogue structuré. Les institutions financières internationales pourraient même soutenir ce cadre afin de créer des incitations crédibles pour le rétablissement de l'ordre constitutionnel.

Ce modèle pourrait s'inspirer des cadres de dialogue politique de la Convention de Lomé et de l'Accord de Cotonou entre l'UE et les États africains, qui ont démontré que l'engagement et la responsabilité peuvent coexister.

Un tel dialogue nécessiterait l'engagement tant de l'UA que des pays suspendus. La nouvelle direction de la Commission de l'UA a montré sa volonté de se rapprocher des pays de l'AES. Ceux-ci devraient également manifester leur ouverture à la négociation et à des concessions en matière de gouvernance responsable.

Pour l'UA, céder aux demandes des États suspendus sans engagements réciproques revient à ignorer les causes profondes de l'instabilité au Sahel. Cela revient également à sous-estimer l'influence de l'UA.

Sa légitimité institutionnelle, son autorité normative et sa capacité à mobiliser un soutien financier international lui confèrent un pouvoir de négociation important. L'UA et les autres acteurs régionaux devraient insister pour que toute réintégration ou aide financière aux pays de l'AES soit liée à des engagements vérifiables en faveur d'un retour à l'ordre constitutionnel.

La nécessité de contenir le terrorisme ne peut dispenser l'UA de son obligation première de défendre et mettre en œuvre ses principes fondateurs, tels que la Déclaration de Lomé. Sacrifier l'intégrité de l'ordre continental à long terme au profit d'une urgence immédiate conduirait à tomber dans le piège même contre lequel Youssouf avait mis en garde.

L'érosion des normes de l'UA pourrait provenir des États les plus démocratiques d'Afrique

L'UA a récemment fait une douloureuse exception à ses propres normes. En 2021, le CPS a choisi de ne pas suspendre le Tchad après une transition militaire inconstitutionnelle à la suite du décès du président Idriss Déby. Cette décision a été présentée comme une mesure pragmatique visant à préserver la stabilité dans une sous-région fragile. Cependant,  elle a enfreint le principe de tolérance zéro de l'UA à l'égard des changements inconstitutionnels de gouvernement. L'exemple tchadien a servi de justification aux juntes militaires pour conserver le pouvoir.

Utiliser le terrorisme pour défendre de telles exceptions risque de démanteler l'architecture de gouvernance que l'UA a minutieusement construite au cours des deux dernières décennies. L'ironie serait qu'en essayant de contenir l'insécurité, l'organisation finisse par éroder les normes qui constituent l'épine dorsale du multilatéralisme africain.

Et le plus grand paradoxe est que cette érosion pourrait ne pas provenir de pays autoritaires marginaux, mais de certains des États les plus démocratiques d'Afrique, ceux qui prônent aujourd'hui de s'accommoder des juntes militaires au nom du pragmatisme.

La crise au Sahel devient un point décisif pour la crédibilité de l'UA. Grâce à une gestion prudente et réfléchie, l'organisation devrait reconnaître qu'une gouvernance responsable est nécessaire pour une paix et une sécurité durables.

Lorsque les principes sont sacrifiés au profit d'un bénéfice immédiat, les deux sont perdus. Les valeurs fondatrices de l'UA ont été conçues précisément pour garantir que le continent ne justifie plus jamais la répression ou l'illégalité au nom de la stabilité.

La situation au Sahel est complexe et nécessite des solutions innovantes. Les gouvernements de l'AES sont confrontés à un défi de taille et doivent être soutenus. L'UA a un rôle à jouer et dispose de l’opportunité formidable de projeter sa vision d'un ordre continental fondé sur des règles tout en jetant les bases d'une stabilité durable.

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