Les élections en Éthiopie se sont déroulées pacifiquement mais sans compétition
Le scrutin confère une légitimité électorale technique au parti au pouvoir, mais ne suffit pas à résoudre les profonds clivages politiques.
Publié le 05 juillet 2021 dans
ISS Today
Par
Tegbaru Yared
chercheur, analyse de la sécurité dans la Corne de l'Afrique, ISS Addis-Abeba
Malgré quelques retards, l’Éthiopie a tenu le 21 juin ses sixièmes élections nationales depuis la chute du régime du Derg, en 1991, lorsque l’État a été reconfiguré suivant des lignes ethno-régionales. Bien que les élections de 2005 aient présenté une certaine compétitivité, aucune des cinq dernières élections n’a été libre et équitable.
D’aucuns s’attendaient à ce que ces élections offrent une issue démocratique au passé autoritaire de l’Éthiopie, en partie grâce au zèle réformateur du Premier ministre Abiy Ahmed Ali, dont on a beaucoup vanté les mérites. Cependant, malgré les efforts déployés pour réformer les lois relatives à l’enregistrement des partis politiques et au code de conduite électoral, pour reconstituer le Conseil électoral national éthiopien (NEBE) et pour ouvrir l’espace politique, les élections sont loin d’avoir été équitables. En revanche, elles se sont déroulées pacifiquement.
Près de 38 millions d’Éthiopiens (soit un taux d’inscription de 78 %) se sont inscrits sur les listes électorales. Deux grands partis d’opposition de la région d’Oromia, la plus grande et la plus peuplée, ont boycotté les élections, et il n’y a pas eu de vote dans trois des onze régions du pays. Les résultats préliminaires semblent indiquer que le parti au pouvoir, le Prosperity Party, remportera une victoire écrasante à la Chambre de la fédération et aux chambres régionales.
Compte tenu de ses divisions politiques et de ses clivages sociaux historiques, de nombreux observateurs estiment que l’élection ne représente qu’un pas dans la bonne direction pour l’Éthiopie. D’autres mécanismes politiques robustes seront nécessaires pour résoudre les maux structurels du pays.
D’aucuns s’attendaient à ce que l’élection donne une issue démocratique au passé autoritaire de l’Éthiopie
Les élections ont été reportées à deux reprises, en raison de la pandémie de COVID-19 et d’autres causes logistiques, sécuritaires et connexes. Certains partis d'opposition ont contesté le report en invoquant des raisons de procédure.
Cela a conduit le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) à organiser des élections régionales au Tigré en septembre 2020. Et ce, malgré la prolongation par le Parlement fédéral du mandat du gouvernement fédéral et des exécutifs régionaux jusqu’à ce que le COVID-19 ne constitue plus une menace pour la santé publique.
Le TPLF était membre du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF) mais s’est retiré de la coalition au pouvoir en novembre 2019, s’opposant à sa fusion avec le Prosperity Party. Le gouvernement fédéral et le TPLF se sont ensuite engagés dans de violents affrontements, qui se poursuivent à l’heure actuelle.
Les divisions politiques, l’incohérence idéologique au sein du parti au pouvoir et la fragilité de l’appareil de sécurité sont autant de facteurs qui ont rendu difficile la transition vers la démocratie. Des incidents tels que le meurtre du chanteur éthiopien populaire Hachalu Hundessa ont aggravé les clivages et mené à l’arrestation de plusieurs dirigeants politiques. Malgré les promesses de réforme politique de 2018, les efforts de démocratisation ont été perturbés par des épisodes de répression étatique.
La ligne de fracture fondamentale en Éthiopie consiste en l’absence d’accord entre les élites politiques sur la nature de l’État, passé et présent. Avant les élections, ces lignes de faille ont été révélées par des partis ethno-nationalistes tels que le TPLF, le Front de libération oromo (OLF) et le Congrès fédéraliste oromo (OFC) d’une part, et les nationalistes des Citoyens éthiopiens pour la justice sociale (Ezema) d’autre part. D’autres, comme le Prosperity Party, le Mouvement national Amhara (NaMA) et le Balderas for Genuine Democracy, ont choisi d'utiliser les narratifs ethno-nationalistes et les discours nationalistes comme stratégie.
S’il gagne, le Prosperity Party ne pourra prétendre à un mandat populaire pour réconcilier les divisions de l’Éthiopie
L’OLF et l’OFC ont boycotté les élections, invoquant la détention de leurs dirigeants politiques et de certains de leurs membres ainsi que leurs inquiétudes quant aux irrégularités électorales. Cela a privé l’élection d’équité, et implique que le scrutin ne favorise pas la résolution de divergences majeures sur la nature de l’État éthiopien.
Malgré les pressions exercées par la communauté internationale pour que la priorité soit accordée au dialogue national et que le scrutin soit reporté, les élections ont eu lieu dans toutes les régions du pays, à l’exception de celles de Tigré, Harari et Somali. Dans les deux premières, le scrutin n'a pas été tenu en raison de problèmes de sécurité, et dans la troisième, on a évoqué des irrégularités et des bulletins défectueux.
D’aucuns s’attendaient à ce qu’Ezema, Balderas et NaMA posent un sérieux problème au Prosperity Party à Addis-Abeba et dans la région Amhara. Pourtant, le parti au pouvoir est en passe de remporter une victoire écrasante. Certains membres du parti attribuent cela à la popularité du Prosperity Party, citant un taux de participation élevé. D’autres l’associent à la cote de popularité et au charisme d’Abiy lui-même.
Un analyste principal de la politique éthiopienne a déclaré à ISS Today que d’autres facteurs pouvaient également entrer en jeu. Il s’agit notamment de la mobilisation efficace de l’électorat par le parti au pouvoir grâce à sa structure, à ses promesses de prospérité sociale et économique et au désir de paix, de sécurité et de stabilité du corps électoral.
Les principaux partis d’opposition ont déposé des plaintes officielles auprès du Conseil électoral national éthiopien, alléguant notamment l’intimidation des électeurs et des observateurs, la présence indue de la police autour des bureaux de vote et les interventions d’administrateurs locaux dans le processus de vote. En Oromia, région d’origine du Premier ministre Abiy, les partis OLF et OFC n’ont pas participé aux élections ; le marché politique était donc dépourvu d’idéologies et de perspectives concurrentes.
Le Conseil électoral national a fait un travail louable, en faisant preuve d’indépendance, de rigueur et d’impartialité
Ainsi, le vainqueur ne peut être légitime qu’en termes techniques. S’il remporte les élections, le Prosperity Party peut difficilement prétendre s’être vu confier un mandat par le peuple pour réconcilier les divisions structurelles du pays selon des lignes idéologiques.
Compte tenu des clivages politiques qui pèsent encore sur le corps politique éthiopien, le Prosperity Party ne devrait pas trop se fier aux résultats des élections. Il doit mettre fin aux conflits intercommunautaires et se concentrer sur la stabilisation du pays, la gestion de l’inflation, l’engagement de l’opposition et le lancement d’un dialogue national ouvert à tous. Cela pourrait lui conférer une légitimité populaire.
Outre son caractère pacifique, l’autre héritage des élections et de la réforme politique d’Abiy consiste dans la stature institutionnelle du Conseil électoral national éthiopien. Avec toutes ses limites, le Conseil a pu devenir un arbitre impartial. Dirigé par l’ancienne figure de l’opposition Birtukan Mideksa, il a fait montre d’un travail louable en affichant son indépendance, sa rigueur et son impartialité.
Cela n’a toutefois pas été tâche facile. Il a parfois fallu faire appel à l’intervention d’Abiy pour que les administrations régionales coopèrent et répondent aux exigences techniques et logistiques du Conseil. En dépit des obstacles en termes de bureaucratie et de capacités, le Conseil a essayé de créer un environnement équitable, d’établir des règles et des procédures claires et d’organiser une élection crédible. Jusqu’à présent, il semble avoir répondu aux attentes de nombreux observateurs critiques. Garantir son indépendance et ses capacités pourrait contribuer à consolider le processus de démocratisation de l’Éthiopie.
L’Éthiopie est un acteur décisif dans la Corne de l’Afrique et Addis-Abeba est souvent considérée comme la capitale diplomatique du continent. Maintenant que les élections sont terminées, à l’exception de celles qui se tiendront dans les régions de Somalie et de Harari le 6 septembre, l’Éthiopie doit privilégier le dialogue national inclusif et la réconciliation pour faire face à ses problèmes de sécurité.
Tegbaru Yared, Chercheur, Sécurité et analyse de la Corne de l’Afrique, ISS Addis-Abeba
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