Les démocraties africaines doivent se méfier des réseaux d'influenceurs en ligne
Une nouvelle recherche de l’ISS montre l’implication d’influenceurs en ligne en Afrique du Sud dans des campagnes de désinformation transnationales.
Une étude récente sur la désinformation en ligne lors des élections de 2024 révèle que la Commission électorale indépendante de l'Afrique du Sud (IEC) ainsi que d'autres institutions démocratiques ont été ciblées par des campagnes coordonnées de désinformation.
Cette recherche, qui a été menée par l’Institut d'études de sécurité (ISS), montre également comment le rôle des affiliations aux réseaux en Afrique prend de plus en plus d’importance.
Des personnalités en ligne autoproclamées, n'ayant aucun compte à rendre, attirent un public nombreux et contrôlent les informations en se rapprochant d'influenceurs ou d’influenceuses de l’étranger. Le but est soit de partager du matériel non authentique, soit de déjouer (« tromper ») les algorithmes des médias sociaux qui déterminent le classement des contenus, afin que leurs publications bénéficient d'une exposition maximale.
Parmi les plus grands influenceurs politiques en ligne du pays, certains, motivés par l'idéologie ou par le gain financier, ont révélé qu'ils externalisaient leur savoir-faire et leurs stratégies dans d'autres pays africains.
C’est un élément important, car le débat public sur les opérations touchant l'information s'est surtout focalisé sur le rôle des superpuissances comme la Russie, la Chine et, de plus en plus, les États-Unis, sans accorder beaucoup d'attention au marché de l'influence en Afrique.
L'étude de l'ISS, qui a duré un an, a montré que des personnalités clés du secteur de l'influence en Afrique du Sud participaient à des campagnes coordonnées transnationales. Elles utilisaient en particulier une stratégie de provocation qu'on appelle « appât à colère », pour stimuler les réactions.
Des influenceurs politiques en ligne sud-africains sous-traitent leur savoir-faire à d'autres pays africains
L'un des principaux influenceurs sud-africains a expliqué à l'ISS comment il était entré dans la communauté X kenyane avant les élections grâce aux interactions antagonistes, souvent sur le thème du nationalisme, pour « provoquer des réactions » sur les rivalités entre l'Afrique du Sud et le Kenya. Il a ensuite pu s'approprier des réseaux et bâtir son public sur la base d'une implication négative. Il a indiqué qu'il employait les mêmes techniques au Botswana, au Zimbabwe et au Nigeria.
Ces campagnes donnent aux utilisateurs des médias sociaux la fausse impression que les discussions sur une question nationale spécifique sont spontanées — le résultat naturel d'un débat ouvert et énergique. Alors qu’au contraire, elles sont manipulées par un influenceur extérieur qui attise les divergences d’opinions.
Les campagnes transnationales coordonnées cherchent également à tromper les algorithmes des médias sociaux pour que certaines informations soient valorisées et d’autres invisibles, faussant ainsi l'environnement de l'information. Cette façon de faire a été observée dans d'autres contextes, notamment au Rwanda, où les techniques pour tromper les algorithmes cherchent à étouffer les voix dissidentes.
Un autre influenceur sud-africain très en vue a affirmé que des agents russes l'avaient payé pour amplifier des discours visant à « déstabiliser » l'Afrique du Sud pendant les élections. Il a déclaré qu'on lui fournissait du matériel préfabriqué et qu'il était payé jusqu'à 50 rands (2,7 dollars US) chaque fois qu'il cliquait sur « j’aime » sous une publication. Bien que cette information ne puisse être vérifiée de manière indépendante, l'étude de l'ISS a révélé qu'il s'agissait d'une personnalité en ligne de premier plan dont le compte a été suspendu en juin 2024.
L'étude n'a pas cherché à identifier les campagnes d'influence étrangères. Toutefois, des questions essentielles telles que la guerre entre la Russie et l'Ukraine et celle entre Israël et la Palestine figuraient dans le contenu de personnes qui amplifiaient le matériel électoral en Afrique du Sud.
Si une influence étrangère manifeste semble avoir été limitée dans ce cas, d'autres recherches décrivent comment des États, notamment la Russie, masquent leur identité et donnent le ton au débat national en utilisant des comptes locaux. Ceux-ci proposent un point de vue particulier sur une question et l'imposent comme sujet de débat national.
Les vérificateurs de faits et les médias classiques ont joué un rôle majeur en Afrique du Sud
De manière plus générale, l'étude de l'ISS a révélé que les plus grandes « communautés » d'influence en ligne étaient associées à deux partis politiques. Sur un échantillon de 1,2 million de documents sur X et de plus de 177 000 sur Facebook, les partis uMkhonto weSizwe (MK) et des Combattants pour la liberté économique (EFF) étaient les voix les plus « fortes » sur ces plates-formes.
Les deux partis « ont eu un effet considérable sur la conversation compte tenu de leurs résultats électoraux finaux » (MK 14,58 %, EFF 9,58 %). Par ailleurs, tous deux « semblaient avoir bénéficié d’influenceurs rémunérés, même ceux qui sont idéologiquement alignés sur le parti ».
L'Alliance démocratique, la quatrième plus grande communauté de l'échantillon, semble avoir consacré plus de ressources que les autres partis à la publicité politique traditionnelle (plutôt qu'aux influenceurs en ligne payés). Le rapport indique que « ces publicités sont transparentes [...] on sait clairement quel parti politique les rémunère, ce qui permet aux électeurs d'évaluer le discours en connaissance de cause ».
Si les médias sociaux permettent d'accéder rapidement à l'information et peuvent être essentiels pour demander des comptes au pouvoir, ils sont également devenus un terrain fertile pour la désinformation qui sape les processus démocratiques.
Lors d'une récente conférence consacrée à l'étude, des représentants de l’IEC et du service gouvernemental de communication et d'information ont déclaré qu'en dépit des efforts pour désamorcer ces campagnes, la désinformation se poursuivait.
La conférence a noté que l'essor de l'intelligence artificielle et la propagation rapide de la désinformation rendraient probablement ces campagnes plus difficiles à suivre, avec un glissement notable vers des réseaux moins importants et localisés tels que WhatsApp.
L'Afrique devient rapidement une zone de controverses en ligne entre des adversaires géopolitiques
L'étude explique que les organisations de vérification des faits et les médias classiques ont joué un rôle important dans le démantèlement de la désinformation pendant les élections en Afrique du Sud. Cependant, Meta prévoit de mettre fin à la vérification des faits par des tiers, de sorte que les avertissements de contenu émis par la plate-forme, comme ceux d’Africa Check pendant les élections, n’auraient plus cours.
Aldu Cornelissen, qui faisait partie de l'équipe de recherche de l'ISS à la conférence du Cap, a déclaré que depuis l'invasion de l'Ukraine, « [on] constate que la droite américaine se laisse entraîner dans des campagnes d'influence ».
En effet, les fausses nouvelles d'Elon Musk au début du mois de février sur l’expropriation des terres et le tollé qu’elles ont déclenché peuvent avoir été un coup d’éclat maladroit pour justifier les futures réductions de l'aide américaine à l'Afrique du Sud. Toutefois, cela indique que l'Afrique devient rapidement une zone de controverses en ligne entre adversaires géopolitiques.
Alors que la conférence a appelé les plates-formes technologiques à être plus responsables quant aux contenus qu'elles publient, la perspective d'une réglementation semble de plus en plus incertaine compte tenu du récent décret du président américain Donald Trump visant à « mettre fin à la censure d’État » sur les médias sociaux.
Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour comprendre l'écosystème de l'information en constante évolution en Afrique. Les dirigeants africains et leurs alliés européens devraient ensemble plaider auprès des géants de la technologie afin qu'ils réagissent face au développement de la désinformation dans les contextes locaux.
De plus, il est urgent de mettre en place des formations en matière de culture numérique. Elles devraient cibler les fonctionnaires, les journalistes et les organisations non gouvernementales d'Afrique du Sud afin d'éviter qu'ils ne deviennent des « soldats involontaires » en amplifiant par inadvertance des campagnes de communications malveillantes.
On peut s’inspirer de la communauté de la cybercriminalité, où des campagnes du secteur privé, y compris les banques, visent à sensibiliser la population. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une solution parfaite, elle pourrait offrir une certaine protection à l'Afrique du Sud.
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