L'économie du terrorisme dans le bassin du lac Tchad
L'État islamique en Afrique de l'Ouest révèle une résilience économique en générant des revenus avec la participation volontaire de communautés locales.
Publié le 10 juillet 2019 dans
ISS Today
Par
Malik Samuel
chercheur, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Dans le bassin du lac Tchad, qui comprend le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le Tchad, la viabilité et le contrôle économiques sont aussi importants pour la résilience des groupes extrémistes que les tactiques ou dogmes militaires. Pour consolider sa position, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (Islamic State West Africa Province - ISWAP), une faction de Boko Haram, génère des revenus à partir de communautés éloignées, en échange de services.
D’après des habitants et des sources sécuritaires, l'ISWAP a mis en place des structures de type étatique en occupant des dizaines de villages insulaires du lac Tchad, dans des collectivités locales de l'État de Borno, à Abadam, Kukawa, Guzamala, Marte et Monguno, au nord-est du Nigeria.
Zone d'influence de l'ISWAP, bassin du lac Tchad (cliquez sur la carte pour agrandir l'image)
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En 2016, le fait que des civils aient été indistinctement pris pour cible a été l'un des principaux points de désaccord ayant contribué à la scission de Boko Haram en deux factions. Depuis lors, l'ISWAP s'efforce de se distinguer, stratégiquement et opérationnellement, de Jamā'at Ahl as-Sunnah lid-Da'wah wa'l-Jihād (JAS), dirigé par Abubakar Shekau. L’ISWAP évite de cibler les civils et se concentre principalement sur les forces militaires et agents gouvernementaux.
Pour tenter de gagner la confiance des communautés du bassin du lac Tchad, l'ISWAP tire non seulement parti des réponses militaires de l'État qui ont engendré une réduction des moyens de subsistance des civils, mais aussi de l'absence de services gouvernementaux de base dans les régions éloignées. Le groupe extrémiste s'efforce de combler les lacunes des prestations de services sociaux et de promouvoir les opportunités de génération de revenus.
Les communautés locales disent qu'afin d’accroître son soutien, l’ISWAP contrôle le commerce et prélève des taxes, mais améliore l’accès aux moyens de subsistance agricoles et piscicoles. Le groupe terroriste fournit également des services, notamment de sécurité, facilite l’accès à des toilettes publiques, des cliniques et à l'eau potable, en forant des puits.
L'ISWAP s'efforce de combler les lacunes des prestations de services sociaux et promouvoir les opportunités de génération de revenus.
Les efforts militaires visant à couper le financement du groupe ont eu pour conséquence involontaire de mettre en danger les moyens de subsistance des civils. Cela a encouragé les populations à trouver des moyens créatifs pour contourner les contrôles gouvernementaux, avec l'aide de l'ISWAP.
Dans l'État de Borno, l'interdiction gouvernementale - pendant cinq ans - d'utiliser les axes routiers Maiduguri-Monguno-Baga et Maiduguri-Gamboru-Ngala pour le transport du poisson est une stratégie pour couper les lignes d'approvisionnement en poisson de Boko Haram. Des sources communautaires et militaires ont signalé la saisie, l'incinération et le détournement de cargaisons de poissons par les forces gouvernementales sur ces axes. Ces actes ont souvent été accompagnés d'arrestations et de détentions de commerçants soupçonnés de soutenir Boko Haram.
Cette approche a entraîné des difficultés socioéconomiques dans les communautés, exacerbé le chômage, provoqué des hausses du prix du poisson et brisé des foyers. De surcroît, elle n'a pas mis fin au commerce du poisson. Pendant des décennies, en plus de l'agriculture et du commerce, la pêche a été un moyen de subsistance important. Le blocus, conjugué à une insécurité persistante, a eu des répercussions négatives sur les civils et a permis à l'ISWAP de se positionner comme garant de leur sécurité et des services sociaux de base.
Conscient des dommages causés aux communautés, l’ISWAP œuvre depuis deux ans pour sécuriser les routes commerciales, afin de faciliter le transport du poisson depuis les îles. Conjointement, le groupe terroriste encourage la reprise des activités de pêche et d'agriculture sur les îles. Cela a provoqué une migration vers les îles, notamment des femmes âgées venant de Maiduguri, qui cherchent à travailler en tant que main-d'œuvre agricole rémunérée. Le blocus de l'armée nigériane a poussé les commerçants de poisson à faire un détour, passant par les frontières internationales, avant de rejoindre les marchés nigérians.
Dans les zones contrôlées par l’ISWAP, pêcheurs, commerçants de poisson et éleveurs sont tenus de payer des taxes.
L’agriculture et l'élevage ont également été relancés, car les routes contrôlées par l'ISWAP sont considérées comme sûres par les civils. En échange, l’ISWAP impose des impôts que les populations semblent disposées à payer. Grâce à des routes commerciales sûres, les produits de base courants - dont le plus important pour l’ISWAP est le carburant - peuvent atteindre les îles.
Dans les zones contrôlées par l’ISWAP, les pêcheurs, les commerçants de poisson et les éleveurs sont tous tenus de payer des taxes. Les marchands de poisson paient en moyenne 1 000 nairas (2,8 dollars US) quotidiennement pour chaque carton de poissons qui quitte une île. Les pêcheurs individuels qui utilisent des pirogues paient chacun 5 000 nairas (13,8 dollars US) pour un permis de pêche à usage unique.
Les éleveurs paient en fonction du nombre de vaches qu'ils possèdent. Selon des sources bien informées sur le système fiscal des îles, il n'y a pas d'imposition multiple, comme celle qui affecte les entreprises légitimes au Nigeria. Les éleveurs ne s'inquiètent du vol de leur bétail et les combattants de l’ISWAP ne commettent pas, ou très peu, d'actes d’abus et de harcèlement sur les civils.
Dans le but de favoriser les moyens de subsistance des populations locales, les agriculteurs ne sont pas taxés, mais ceux qui achètent des produits agricoles à des fins commerciales sont tenus de payer un prix symbolique, en fonction de la quantité de produits agricoles qu'ils achètent. L’ISWAP emploie également du personnel pour pêcher à son compte et travailler ses terres.
L'amélioration des services publics de base pourrait réduire le soutien populaire au groupe extrémiste
Alors qu'il continue d'exploiter les lacunes des prestations de services publics, tout en s'efforçant d'atteindre les populations locales et d'augmenter ses revenus, la stratégie économique de l'ISWAP a rendu le groupe financièrement solide, selon des sources sécuritaires et civiles.
L'amélioration des services publics de base pourrait réduire le soutien populaire au groupe extrémiste, tout autant que défaire son réseau complexe de résilience économique le déstabiliserait. Toutefois, en s’attaquant à la source d'influence et de revenus de l'ISWAP, les gouvernements doivent élaborer des solutions qui ne nuisent pas aux moyens de subsistance des populations locales. Les stratégies doivent tenir compte des raisons qui attirent les civils dans les zones contrôlées par le groupe et tenter de contrer ces facteurs.
Le gouvernement nigérian devrait envisager d'autoriser la reprise des activités de pêche à Baga, qui, en tant que quartier général de la Force multinationale mixte dans le pays, devrait être un espace sécurisé pour les civils. Le gouvernement doit réévaluer les politiques ayant eu des répercussions négatives sur les civils puis occasionné un ressentiment général à son égard.
Les forces nigérianes devraient prendre en charge la sécurité dans les zones rurales et donner la priorité à la collecte de renseignements pour identifier et cibler les individus impliqués dans des activités illicites qui soutiennent et financent Boko Haram. Il s'agit notamment de découvrir comment les produits de base parviennent dans les zones contrôlées par Boko Haram malgré la présence de postes de contrôle militaires sur les routes menant à ces zones.
Il est fondamental de saper la résilience économique des groupes extrémistes violents dans le bassin du lac Tchad pour les affaiblir efficacement. Cependant, cela doit se faire sans nuire aux moyens de subsistance des civils.
Malik Samuel, Chercheur, Bureau régional pour l'Afrique de l'Ouest, le Sahel et le Bassin du Lac Tchad
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Photo : vidéo ISWAP, Nigeria