L’Afrique a une chance rare de façonner l’ordre international

Alors que les puissances mondiales cherchent des soutiens pour leurs visions du monde concurrentes, l’Afrique va-t-elle miser sur sa valeur stratégique croissante ?

La valeur stratégique croissante de l’Afrique pour les grandes puissances mondiales a été renforcée par les tensions internationales et la volatilité économique provoquées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie et par les retombées de la pandémie de la COVID-19.

Les États africains figurent depuis longtemps en bonne place dans les calculs de la politique étrangère des grandes puissances et, ces derniers temps, dans ceux des moyennes puissances. Ceci est d’autant plus vrai en ce qui concerne l’extraction de ressources naturelles, la sécurité énergétique et la recherche de nouveaux débouchés pour le commerce et l’investissement.

Mais en raison de leur puissance (ou de leurs capacités matérielles) relativement limitée, aucun pays africain ne peut à lui seul défier ou entraver les ambitions mondiales de puissances telles que les États-Unis, la Chine, la Russie, le Royaume-Uni ou la France.

Par conséquent, le continent a du mal à influencer l’agenda international en dehors de cadres tels que les Nations unies (ONU) et l’Union africaine (UA). Cependant, l’année 2022 pourrait être considérée comme un tournant décisif.

L’Afrique se positionne naturellement comme une force réformatrice, luttant pour un système mondial équitable

Avec le recul, les réponses multilatérales à l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont perçues comme bien plus significatives que les réactions particulières des États à une crise spécifique. Les positions adoptées lors de la Onzième session extraordinaire d’urgence de l’Assemblée générale des Nations unies consacrée à l’Ukraine ont été interprétées (principalement par l’Occident) comme un signe essentiel de l’engagement des pays en faveur de l’ordre mondial actuel, fondé sur des règles.

Le conflit a été présenté comme une attaque contre les fondements normatifs du système international, opposant les forces réformatrices aux partisans du maintien du statu quo. L’analyse des tendances de vote régionales pour les trois résolutions de l’ONU adoptées sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie (voir graphique) est révélatrice.

Pourcentage d'États de chaque région ayant voté en faveur des résolutions de la 11e session extraordinaire d'urgence de l'ONU sur l'Ukraine

Pourcentage d'États de chaque région ayant voté en faveur des résolutions de la 11e session extraordinaire d'urgence de l'ONU sur l'Ukraine

(cliquez sur le graphique pour l'image en taille réelle)

Lors des trois votes, le groupe des États d’Europe occidentale (qui comprend aussi les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Turquie et Israël) a maintenu un niveau d’unité incroyablement élevé en s’opposant à l’invasion et en soutenant ces trois résolutions. Le groupe des États d’Europe orientale a fait de même, à quelques exceptions près.

Ces schémas de vote – et le fait de présenter l’invasion comme étant une attaque contre l’ordre international, comme ce fut le cas par le président américain Joe Biden et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, entre autres – montrent que l’Occident s’attendait à ce que les États des autres blocs de l’ONU partagent cette vision du monde. Si cela s’est vérifié pour nombre d’entre eux concernant les deux premières résolutions, le recul a été considérable pour la troisième qui a permis d’évincer la Russie du Conseil des droits de l’homme des Nations unies.

Les votes de l’Afrique, et dans une moindre mesure de l’Asie-Pacifique, ont mis en évidence un clivage au niveau mondial sur ce conflit. Les États africains étaient divisés quasiment à parts égales dans leur soutien aux deux premières résolutions – tout en se montrant beaucoup plus discrets sur la question dans d’autres forums diplomatiques.

Les raisons de ces différences dans les votes sont spécifiques à chaque pays, mais il y a un décalage évident entre la vision du monde des États occidentaux et celle des États africains sur la façon dont la crise est comprise politiquement. En conséquence, l’Afrique est devenue un lieu important de contestation du pouvoir mondial pour l’influence et le soutien – ce qui rappelle l’époque de la guerre froide.

C’est le moment pour les dirigeants africains de s’atteler à la réalisation de grands projets en attente depuis longtemps

Cela a renforcé l’importance stratégique du continent sur la scène mondiale. Les pays africains sont considérés comme des « États pivots » dans la grande bataille qui oppose les partisans et les détracteurs de l’ordre international actuel. Ce phénomène a été illustré ces derniers mois par une série de tournées diplomatiques de haut niveau.

Le chancelier allemand Olaf Scholz a effectué sa première visite officielle en Afrique fin mai, se rendant au Sénégal, au Niger et en Afrique du Sud. Ce voyage a été l’occasion pour l’Allemagne d’accueillir le sommet du G7 en juin, qui s’est concentré sur l’impact économique du conflit russo-ukrainien. Le président sud-africain Cyril Ramaphosa et le président actuel de l’UA, le président sénégalais Macky Sall, y ont été invités, ce qui montre que Scholz reconnaît que les perspectives africaines doivent être prises en compte. Les États africains (et l’UA) ne font pas partie du G7.

En juillet, le président français Emmanuel Macron s’est rendu sur le continent, cherchant à relancer les relations avec le Cameroun, le Bénin et la Guinée-Bissau. Parallèlement, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est allé en Égypte, au Congo, en Ouganda et en Éthiopie afin de recueillir des soutiens et de rassurer les pays quant à l’impact du conflit sur la sécurité alimentaire en Afrique.

Début août, le secrétaire d’État américain Antony Blinken s’est rendu en Afrique du Sud, en République démocratique du Congo et au Rwanda pour revitaliser les relations et promouvoir la nouvelle stratégie des États-Unis pour l’Afrique subsaharienne. Cette stratégie fait suite à la loi sur la lutte contre les activités malveillantes de la Russie en Afrique, adoptée en avril, qui renvoie aux contenus de la Stratégie de sécurité nationale 2017, de la Stratégie de défense nationale 2018 et au concept stratégique 2022 de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord adopté en juin. Ces documents soulignent bien le retour d’une concurrence stratégique à long terme entre les États.

Un ordre international plus transactionnel pourrait se révéler pire que l’ordre actuel

Pris ensemble, ces engagements témoignent d’un effort concerté des puissances mondiales pour réorganiser les relations avec les partenaires africains dans un contexte de rivalité croissante. Au-delà de la recherche de nouveaux marchés et de ressources naturelles, les États africains sont inclus dans la planification de la politique étrangère des pays influents, dans le but d’obtenir un soutien pour leurs visions divergentes de l’ordre international.

La question cruciale pour les dirigeants du continent est de savoir comment tirer parti de cette valeur stratégique croissante. Peu importe ici qu’elle provienne de l’extérieur. Ce qui compte, c’est la manière dont elle pourrait être exploitée afin de réaliser le programme politique et de développement collectif de l’Afrique.

Il est temps pour les dirigeants africains de se mettre d’accord et de poursuivre les grands dossiers en attente depuis longtemps, comme la réforme significative du Conseil de sécurité des Nations unies. La réalisation de cet objectif sera difficile et pourrait nécessiter de revoir de manière considérable les relations entre les États africains eux-mêmes.

Alors que les rivalités entre puissances mondiales s’intensifient, il est bon de rappeler que l’ordre international actuel a rarement joué en faveur de l’Afrique – et a sans doute renforcé la position marginale du continent dans les affaires mondiales. Les pays africains se positionnent donc naturellement comme des forces réformatrices, aspirant à un système international plus représentatif et plus équitable, qui pourrait mieux répondre aux défis auxquels tous les États sont confrontés.

Dans le même temps, un nouvel ordre international plus transactionnel et dépourvu d’une base normative solide pourrait s’avérer bien pire que l’ordre actuel.

Dans un cas comme dans l’autre, l’importance stratégique croissante de l’Afrique sur la scène mondiale est une opportunité à saisir. Pour cela, ses dirigeants doivent s’engager dans un programme commun de politique, de développement et de sécurité humaine.

Priyal Singh, chercheur principal, L’Afrique dans le monde, ISS Pretoria

Image : © Monstera/Pexels.com

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