La lutte des Printemps arabes est loin d’être terminée
Comme le montre la crise politique en Tunisie, la destitution de dictateurs n’est qu’une étape sur le long chemin vers la stabilité économique et politique.
Le 17 décembre 2010, un jeune Tunisien, Mohamed Bouazizi, s’immolait en signe de protestation, dans la petite ville de Sidi Bouzid. Ce drame isolé a déclenché des manifestations de masse dans toute la Tunisie et dans une grande partie de l’Afrique du Nord, ainsi qu’au Yémen et en Syrie, mouvement désigné plus tard sous le nom de « Printemps arabe ».
Dix ans plus tard, plusieurs dirigeants ont été évincés, mais les espoirs des manifestants sont anéantis. Les retombées politiques et économiques du Printemps arabe se sont révélées largement moins importantes que prévu. La décision prise le 25 juillet par le président tunisien Kaïs Saïed de limoger le Premier ministre et de suspendre le Parlement pendant un mois en est un exemple frappant. Cette décision a été prise à la suite de manifestations générales qui ont donné lieu à des affrontements avec les forces de sécurité.
La crise politique en Tunisie survient alors que les citoyens sont confrontés à de grandes difficultés économiques aggravées par la pandémie de COVID-19. Après avoir suscité des espoirs immenses pour la Tunisie, qui est souvent saluée comme l’unique cas de transition réussie dans le monde arabe, les récents bouleversements illustrent à quel point il est difficile de parvenir à une démocratie bien ancrée et fonctionnelle.
Pourtant, au cours des dix dernières années, les pays d’Afrique du Nord ont tous été témoin du développement vital des groupes de la société civile, notamment en Tunisie. Le pays jouit désormais d’une liberté d’expression bien plus grande qu’auparavant et la société civile se sert des réseaux sociaux pour dénoncer les abus. Il s’agit là d’avancées notables.
Plusieurs dirigeants ont été évincés, mais les espoirs des manifestants sont brisés
L’impact du Printemps arabe s’est révélé différent pour chaque pays d’Afrique du Nord. En Égypte, par exemple, aucun changement réel ne s’est produit. Les élections présidentielles de 2012 ont vu la victoire de Mohamed Morsi et des Frères musulmans. Morsi a toutefois été rapidement évincé par l’armée en juillet 2013.
En Tunisie, malgré une plus grande liberté d’expression, la population peine à consolider ses acquis politiques car les fantômes de l’ancien régime hantent toujours la sphère politique. Les islamistes, le parti Ennahda et leurs idées religieuses pénètrent lentement la société tunisienne, par le recours à des méthodes coercitives similaires à celles du président déchu Zine el-Abidine Ben Ali.
La détérioration des conditions économiques tant en Tunisie qu’en Égypte et en Libye est saisissable. Un rapport publié en mai par l’Institut Montaigne révèle que, après avoir été l’un des marchés les plus compétitifs d’Afrique, l’économie tunisienne a connu un déclin spectaculaire depuis 2010, avec une récession de -7 % en 2020. La frustration et le mécontentement socioéconomiques ont donné lieu à d’innombrables manifestations au cours des dix dernières années.
Selon l’Institut Montaigne, 15 % de la population active tunisienne est au chômage, avec un record de 30 % pour les jeunes ayant fait des études universitaires. Pour y remédier, le gouvernement s’est lancé dans une campagne pour l’emploi de grande ampleur, les fonctionnaires formant aujourd’hui 18 % de la population active. En 2016, la fonction publique comptait 600 000 emplois, contre 450 000 en 2010.
Les pays d’Afrique du Nord constatent l’expansion cruciale des groupes de la société civile, notamment en Tunisie
Non loin de là, depuis la chute de Mouammar Kadhafi, la Libye se déchire entre deux gouvernements distincts qui se disputent le pouvoir, l’un à Tripoli et l’autre à Benghazi. D’innombrables milices y imposent leur propre loi, sur fond d’affaiblissement de l’économie nationale. La situation se voit compliquée par l’intervention d’acteurs régionaux et internationaux qui ont pris parti dans le conflit.
Malgré ces problèmes, le Soudan et l’Algérie donnent des signes encourageants montrant que les mouvements sociopolitiques issus du Printemps arabe sont toujours bien vivaces. Les manifestations pour la liberté et la démocratie au Soudan, qui ont débuté en décembre 2018, en sont la preuve. Après des mois de mobilisation populaire, l’ancien président du pays, Omar el-Béchir, a été évincé en avril 2019, remplacé par le Conseil militaire de transition. Cette entité et les Forces de la liberté et du changement ont convenu d’une phase de transition de 39 mois qui devrait avoir pour issue un transfert du pouvoir aux civils.
De même, en février 2019, les Algériens ont commencé à protester tous les vendredis contre la tentative du président Abdelaziz Bouteflika de briguer un cinquième mandat. Ce dernier a finalement été contraint de démissionner en avril 2019. Cela n’a toutefois pas suffi au peuple algérien, déterminé à voir l’ensemble du système politique démantelé et réformé.
Les manifestations de masse au Soudan et en Algérie doivent être considérées comme la continuation de la Révolution de jasmin de la Tunisie, lorsque Ben Ali a été pacifiquement évincé. Pour les Algériens, la destitution de M. Bouteflika est une étape supplémentaire dans l’édification de la nation algérienne à partir de l’indépendance en 1962.
Dix ans après, l’Union africaine ne parvient toujours pas à faire entendre sa voix dans le bourbier libyen
L’Union africaine (UA) n’a pas joué de rôle majeur dans le Printemps arabe. Cependant, elle a été chargée de gérer les retombées des conflits et de faire face aux changements anticonstitutionnels de gouvernement qui ont suivi.
L’ingérence étrangère a nui au processus du Printemps arabe en Afrique du Nord. Le fait d’interférer dans les efforts de l’UA pour trouver une solution pacifique dans les premières semaines du soulèvement libyen a sans aucun doute aggravé la situation. La présence militaire actuelle de la France, de la Turquie, de l’Égypte et des Émirats arabes unis en Libye complique les tentatives de stabilisation du pays. Une décennie plus tard, l’UA ne parvient toujours pas à faire entendre sa voix dans le bourbier libyen.
Les soulèvements du Printemps arabe ont également manqué de ce que le politologue français Bertrand Badie appelle un « transformateur », c’est-à-dire une organisation politique capable de transformer la colère et la frustration populaires en un programme de gouvernement. Selon Badie, cela a empêché l’émergence d’une nouvelle élite politique.
Dix ans après, les conditions qui avaient entraîné les soulèvements du Printemps arabe sont toujours là. En Égypte, où Abdel Fattah al-Sissi, élu en 2014 et en 2018, règne d’une main de fer, la liberté d’expression est de plus en plus en danger. En Libye, l’ingérence de pays étrangers entrave la reconstruction politique et économique du pays. En 2010, les jeunes Tunisiens réclamaient des emplois et le respect de leur dignité. Si des progrès politiques ont été accomplis depuis lors, le taux de chômage demeure élevé, tout comme le nombre de candidats à l’émigration.
Selon l’Enquête 2020 sur la Jeunesse arabe menée au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la principale préoccupation de près de 89 % des jeunes de 18 à 24 ans est le taux de chômage élevé, et seuls 49 % d’entre eux font confiance au gouvernement de leur pays pour résoudre le problème. Cela explique pourquoi un nombre croissant de jeunes Arabes rêvent d’émigrer.
Le chemin vers la démocratie est long et fastidieux, il comporte différentes étapes et « micro-révolutions ». Ces transitions sont fragiles. Pour réussir, elles doivent être pleinement soutenues par tous les partis politiques et les acteurs institutionnels, tels que l’armée.
La plus grande réussite du Printemps arabe réside peut-être dans le fait que, à l’ère des réseaux sociaux, les dirigeants sont désormais conscients que leur peuple ne se taira pas indéfiniment. La population est disposée et prête à élever à nouveau la voix.
Abdelkader Abderrahmane, chercheur principal, Projet ENACT sur le crime organisé, Afrique de l’Ouest
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