La Côte d’Ivoire et le virus du « troisième mandat »

Si l'UA et la CEDEAO considèrent les coups d'État comme des changements inconstitutionnels de gouvernement, ne devrait-il pas en être de même pour les troisièmes mandats ?

En Côte d’Ivoire, la situation des deux derniers mois laisse présager une aggravation des tensions autour de l’élection présidentielle, prévue pour le 31 octobre 2020. Les manifestations qui ont secoué le pays début août ont fait l'objet de fortes répressions, entraînant des violences et des morts, et rappellent les tristes heures des crises postélectorales des années 2000 et 2010-2011. 

La première manifestation a été organisée en réaction au retrait du nom de l’ancien président Laurent Gbagbo des listes électorales. Un groupe de jeunes partisans du Front populaire ivoirien (FPI) de Gbagbo a organisé un rassemblement devant les bureaux de la commission électorale. D’autres manifestations ont eu lieu à Abidjan et dans d’autres régions pour protester contre la décision de l’actuel président Alassane Ouattara de briguer un troisième mandat controversé.

Le 5 mars, Ouattara (âgé de 78 ans) a annoncé qu’il avait « décidé de ne pas être candidat à la présidentielle du 31 octobre 2020 et de transférer le pouvoir à une jeune génération ». Le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti au pouvoir, avait choisi pour candidat le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly, décédé des suites d’une maladie le 8 juillet. Sans candidat, la quasi-unanimité des cadres du RHDP ont, dès lors, appelé Ouattara à présenter sa candidature pour un troisième mandat.

Revenant sur sa parole, Ouattara s’est finalement déclaré candidat à l’élection présidentielle d'octobre. Le RHDP estime que la candidature de Ouattara est un gage de paix et de stabilité pour le pays. Bien que la nouvelle Constitution, adoptée le 8 novembre 2016, limite le nombre de mandats présidentiels à deux, le RHDP affirme que Ouattara est en droit de se présenter pour un troisième mandat.

L'UA devrait intervenir avec plus de célérité contre les amendements ou les interprétations constitutionnelles opportunistes

Le parti soutient que le second mandat de Ouattara a débuté sous la Deuxième République, régie par la Constitution de 2000, alors que ce nouveau mandat débuterait sous la Troisième République, conformément à la Constitution de novembre 2016. Selon cette logique, Ouattara pourrait rester au pouvoir jusqu’en 2030.

L’opposition a toutefois rejeté cet argument, le jugeant fallacieux. Elle fait valoir qu’un troisième mandat de Ouattara serait inconstitutionnel, tant contraire à la lettre qu’à l’esprit de la Constitution, ainsi qu’au principe démocratique de l’alternance au pouvoir. Cependant, le conseil constitutionnel vient, de donner raison au RHDP et a Ouattara, validant sa candidature.

Nombreux sont ceux qui, avant lui, ont modifié la constitution de leurs pays dans le but de supprimer un obstacle constitutionnel interdisant de briguer plus de deux mandats présidentiels. Certains y sont parvenus, tandis que d’autres, comme l’ancien président du Burkina, Blaise Compaoré, ont échoué, perdant le pouvoir par la même occasion.

Plus récemment, le président guinéen Alpha Condé (âgé de 82 ans) a organisé un référendum constitutionnel afin de pouvoir se présenter pour un troisième mandat. Le scrutin s’est déroulé dans un climat politique marqué par des manifestations et suivies d’une forte répression. Le Rassemblement du peuple de Guinée a désigné Condé comme son candidat à l’élection présidentielle, également prévue en octobre.

Les partisans de Condé et de Ouattara soutiennent qu'une nouvelle constitution réinitialise le compteur des mandats présidentiels

En effet, les partisans de Condé s’appuient sur le même argument que ceux de Ouattara, affirmant que l’avènement d’une nouvelle constitution remet à zéro le compteur des mandats présidentiels. Le président défunt burundais, Pierre Nkurunziza, avait utilisé un argument similaire pour justifier sa candidature à l’élection présidentielle de 2015.

Le virus du « troisième mandat à tout prix » pose un sérieux défi à l’enracinement et à la consolidation des normes et pratiques démocratiques en Afrique. Cela est particulièrement le cas lorsque les modifications de constitutions ou leurs interprétations opportunistes par certains chefs d’État torpillent le principe d’une alternance pacifique et démocratique au pouvoir. Le risque ultime et regrettable est l’instabilité politique et institutionnelle qui découle de la confiscation du pouvoir par ceux qui s’y accrochent.

Lors d'une réunion de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sur le coup d'État militaire au Mali, le président de la Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embaló, aurait déclaré que si le coup d'État militaire au Mali doit être condamné, les troisièmes mandats devraient également être considérés comme des coups d'État et être rejetés.

La décision du RHDP de choisir Ouattara pour remplacer Gon Coulibaly s’explique en grande partie par le fait qu’un autre poids lourd politique, l’ancien président Henri Konan Bédié (âgé de 86 ans), a été officiellement investi candidat du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Le RHDP estime que seul Ouattara possède la stature nécessaire pour faire face à Bédié ou tout autre candidat qui bénéficierait du soutien d’une coalition des partis d’opposition lors d’un éventuel second tour.

Le RHDP maintient fermement que la candidature de Ouattara permettra de préserver la paix et la stabilité dans le pays

Dans une récente interview, Bédié a déclaré que les principaux partis d’opposition ont conclu un accord électoral qui les amènerait à soutenir un seul candidat lors d’un éventuel second tour contre le RHDP. Cet accord inclut le PDCI de Bédié et le FPI de Gbagbo, ainsi que les mouvements politiques dirigés par l’ancien Premier ministre et président de l’Assemblée nationale, Guillaume Soro, et l’ancien ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé.

Gbagbo et Blé Goudé ont tous deux été acquittés de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale et ont exprimé leur désir de rentrer en Côte d’Ivoire. Pour ce faire, ils ont déposé des demandes de passeports ivoiriens ; le gouvernement a déclaré que ces demandes sont en cours d’examen. L’ancienne Première dame Simone Gbagbo a demandé à Ouattara de faciliter le retour au pays de Laurent Gbagbo, affirmant que son éloignement nuise à la paix et la réconciliation dans le pays.

Dans le même temps, Gbagbo, Blé Goudé et Soro ont chacun été condamnés par les tribunaux ivoiriens à 20 ans de prison pour divers crimes. En conséquence, ils ont tous trois été rayés des listes électorales et ne pourront donc pas prendre part à l’élection présidentielle d’octobre 2020. Le conseil constitutionnel a par ailleurs officiellement rejeté les candidatures de Gbagbo et Soro. Toute chose qui ne présage pas de la préservation de la paix et la stabilité du pays à l’approche des élections.

Pour préserver la paix, la classe politique ivoirienne doit parvenir à un véritable compromis sur certaines règles et doit bien entendu s’engager à les respecter. Elle doit également œuvrer à une réconciliation sincère et bâtir pour les générations futures une société guérie des fractures d’hier et d’aujourd’hui.

Enfin, l’Union africaine et les organisations régionales, en l'occurrence la CEDEAO, doivent redoubler d’efforts pour veiller à ce que les constitutions ne soient pas modifiées au détriment de la consolidation des institutions démocratiques. Si les changements inconstitutionnels de gouvernement ne sont pas tolérés, il devrait en être de même pour tout amendement ou toute interprétation opportunistes de constitutions visant à prolonger les mandats présidentiels.

Mohamed M Diatta, chercheur, Rapport CPS, ISS Addis-Abeba

Cet article a initialement été publié dans le Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité de l'ISS.

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